Né à Budapest le 9 novembre 1929, Imre Kertész a été déporté à Auschwitz en 1944, à l’âge de 15 ans, puis transféré à Buchenwald.
Après la guerre, il revient en Hongrie et devient journaliste. Dans les années 1950, il se consacre à la traduction et à l’écriture. Son plus grand livre, « Etre sans destin » (1975), a connu un succès mondial, couronné en 2002 par le prix Nobel de littérature.
Ces dernières années, Imre Kertész souffrait de la maladie de Parkinson, mais continuait à publier son journal. « L’Ultime auberge » est son dernier titre paru en France, en 2015, chez Actes Sud. Il est mort ce jeudi 31 mars 2016, chez lui, à Budapest.
Notre ami Thomas Regnier lui avait consacré ce portrait en 2005, au moment de la sortie française du « Drapeau anglais ».
Imre Kertész, le juste
« Si l’Holocauste a créé une culture – ce qui est incontestablement le cas -, le but de celle-ci peut être seulement que la réalité irréparable enfante spirituellement la réparation, c’est-à-dire la catharsis. Ce désir a inspiré tout ce que j’ai jamais réalisé.» On ne dira jamais assez qu’Imre Kertész , lauréat 2002 du prix Nobel de littérature, ne s’inscrit pas dans la lignée des professeurs de désespoir.
D’un éclat changeant, tour à tour sombre et lumineuse, habitée par des passions contraires, sa littérature a beau refuser le pathétique comme le prêt-à-penser, elle n’a rien de nihiliste. L’écrivain hongrois ne fait pas partie de ces perpétuels prisonniers de l’Histoire qui, faute de pouvoir se sauver, entraînent l’art ou la pensée dans leur chute.
Agé de 75 ans, Imre Kertész vit à Berlin. Il publie aujourd’hui «le Drapeau anglais», nouvelle sur la répression de l’insurrection hongroise, mais aussi sur l’origine de la vocation artistique. A l’heure où «Etre sans destin», roman semi-autobiographique sur sa déportation, est adapté au cinéma, il répond en allemand aux journalistes, avec la bienveillance attentive d’un homme simple et sans apprêt.
“C’est l’Holocauste qui m’a fait juif ” Sous les ors de l’hôtel Lutetia, Imre Kertész parle à la manière de Primo Levi, ou de cet autre grand témoin en qui il voit le «saint de l’Holocauste» Jean Améry:
Je peux me définir ainsi, comme une sorte de juif qui n’a pas existé avant Auschwitz. Ma judéité est l’Holocauste. C’est l’Holocauste qui m’a fait juif. Je n’ai pas d’autre identité juive. Ma formation et ma culture sont européennes.»
Identité européenne, en effet, que celle d’un homme qui, derrière le rideau de fer, découvre la littérature grâce à Thomas Mann, traduit Wittgenstein et se passionne pour «la Nausée» ou «l’Etranger».
Du «Chercheur de traces» à «Liquidation» en passant par «Un autre», son journal aux airs d’autobiographie intellectuelle, les livres d’Imre Kertész ont moins pour objet l’Holocauste que le fait d’écrire sur l’Holocauste. «Nous ne pouvons pas représenter l’Holocauste. C’est impossible. Mais nous pouvons envisager une lutte pour représenter l’Holocauste.»
L’écriture de l’Holocauste comme «lutte» : tout Kertész est dans cette formule. Lutte, parce qu’aux prises avec la page blanche on se réapproprie la littérature, qu’Auschwitz n’a pas anéantie mais qu’il a «mise en suspens». Lutte, parce qu’en évoquant l’Holocauste, entre réalité et fiction, on restitue son universalité à l’événement.
Quel écrivain, aujourd’hui, n’est pas un écrivain de l’Holocauste? Je veux dire qu’il n’est pas nécessaire de choisir expressément l’Holocauste comme sujet pour remarquer la dissonance qui règne depuis des décennies dans l’art contemporain en Europe.»
De Kafka à Kertész
Imre Kertész fait partie de ceux qui auront fait de leur méditation personnelle la matière même de leurs fictions. S’il fallait lui reconnaître un maître ou un inspirateur, ce serait probablement Franz Kafka. Communes aux deux écrivains: la rigueur analytique, celle d’une métaphysique à fleur d’existence, rythmée par l’inquiétude romanesque; la quête obstinée de sens, celle de l’arpenteur, à l’oeuvre dans «le Château» comme dans «le Chercheur de traces».
Dans « le Château », il n’est jamais question du fait que des canons, et surtout des soldats, interdiraient l’entrée du château. Et cependant, nous discutons du fait de savoir si on a le droit, ou la possibilité, d’y accéder ou non. Problème qui a spécifiquement trait à la vie en Europe de l’Est.»
Comme en clin d’oeil à son génial devancier tchèque, Imre Kertész met en scène, dans «Un autre», les discussions du narrateur avec «l’écrivain K.», son double. Occasion de disputes sans fin sur le contenu de la judéité ou sur le sens, ou le non-sens, à donner à Auschwitz. Où est la vérité? Partout, nulle part. Seul la détiendrait cet «observateur impassible» qu’évoque Kertész dans son «Discours de Stockholm», si toutefois ce «témoin imperturbable» dont il dit «sentir dans son dos» le «regard scrutateur» avait la parole. Mais il se tait.
N’en déplaise à Adorno, il n’y pas d’homme générique de l’Holocauste. Personne n’a vécu Auschwitz à un point tel qu’il puisse tenir, détenir ce qui serait le discours juste, définitif sur la «catastrophe». Que reste-t-il? La sensualité propre au fait d’écrire et de vivre, presque honteuse d’elle-même:
Tout le monde me pose des questions sur Auschwitz: alors que je devrais leur parler des plaisirs infâmes de l’écriture.»
L’humour, aussi, s’enlevant, aérien, sur le tragique de l’existence:
Sans l’humour, rien n’est imaginable. Une littérature sans humour est comme un entremets à base de farine tout sec. Je ne peux m’imaginer une oeuvre d’art qui ne soit pas faite de plaisir.»
Thomas Regnier
Le Drapeau anglais , par Imre Kertész,
« Auschwitz a été mon école » : grand entretien avec Imre Kertész
Paru dans « Le Nouvel Observateur » du 4 août 2005.
Les 1ères pages de « Etre sans destin »,
