Mois : mars 2016

GiedRé : « C’est dur d’être une femme, c’est dur d’être un nain… »

Dans « Belle au bois dormant », GiedRé remixe les contes de fées de notre enfance en y ajoutant une touche sodomite : un homme rencontre dans une forêt une princesse transexuelle qui a un fort accent brésilien et un pénis. Il part en courant : « Elle le rattrapa bien vite/ Et contre un épicéa/ La belle sortie sa bite/ Et l’encula. »

Dans une autre chanson, « les Petits enfants », GiedRé raconte l’histoire d’une petite fille et d’un pédophile à l’arrière de son camion (« L’un pleurant, l’autre chantant/ Ainsi va la vie, ainsi font les gens »).

GiedRé a 30 ans. Elle est née en Lituanie, et est arrivée en France à l’âge de 7 ans. (Elle refuse de dire pourquoi sa famille a quitté le pays.) Cette ancienne élève du cours Florent s’est spécialisée dans la comptine trash : elle pratique le guitare-voix doucement kitsch, et raconte des trucs dégueulasses sur un ton faussement candide. Elle parle de sexisme, de viol. Dans « l’Amour à l’envers », elle décrit les tourments de la fille que les hommes ne prennent qu’en levrette (« On ne m’aime que de dos/ C’est mon lot c’est mon fardeau. »)

Elle ne se considère pas vraiment comme une chanteuse :

« Pour moi une chanteuse c’est Lara Fabian », nous dit-elle. « Les jolies chansons sur des jolies sujets, il y a déjà pleins de gens qui en font. Moi, je ne pense pas en être capable, je n’aime pas trop raconter des trucs faux. Dans la vie ce qui m’intéresse c’est plutôt de regarder ce qui ne va pas. »

La chanson française a tendance à se concentrer sur les passions superbes des gens qui vont bien. GiedRé chante l’autre versant, la France à l’envers, avec l’idée que le beau est faux, et que le laid est vrai.

Elle se dit inspirée par Baudelaire, Brassens, Vian, Desproges, Coluche ou l’humoriste américain George Carlin, « par ceux qui sont portés par leur liberté », mais aussi par « les femmes fortes » : Amy Schumer, humoriste américaine à l’humour grivois et féministe, ou encore Virginie Despentes (elle parle de « King Kong Theorie » comme un livre « très inspirant »).

« C’est dur d’être une femme, c’est dur d’être un nain »

« Aujourd’hui on nous dit ce qu’il faut penser, dit-elle. Je laisse le soin aux gens de réfléchir par eux-mêmes. »Elle voit ses chansons comme un moyen de rire, et le rire comme un moyen de « prendre de la distance »:

« Il y a beaucoup de politesse dans le rire. On peut rire pour différentes raisons. On peut rire franchement, on peut rire parce qu’on est gêné ou nerveux. J’aime bien la pudeur du rire. »

GiedRé est en « tournante » dans toute la France. Elle chantera au Café de la danse à Paris ce mardi 8 mars 2016, Journée Internationale des Droits des femmes. Elle y voit « un pur hasard ». Même si la condition féminine reste son thème de prédilection.

Dans la chanson « Toutes des putes », elle se moque du sexisme ambiant, et des insultes que les femmes reçoivent au premier prétexte venu. « Au bout d’un moment, ça me fait rire, dit-elle. C’est tellement absurde qu’on ne peut qu’en rire. »

Une de ses premières chansons s’intitulait « Pisser debout ». Elle écrivait :

« J’aimerais pouvoir pisser debout

Être un homme c’est beaucoup plus économique

A trois euros cinquante le paquet de serviettes hygiéniques

Et les capotes sont distribuées gratos dans la rue

Alors que ma pilule n’est même pas remboursée par sécu.

Quand on lui demande si elle est féministe, elle rechigne à s’auto-labéliser.

« C’est dur d’être une femme, c’est dur d’être un homme, c’est dur d’être un nain, dit-elle. Je n’ai pas de combat unique. Quitte à choisir un truc en ‘‘iste’’, je choisirais humaniste. Je trouve ça dommage que ça doive porter un nom. Je me considère comme quelqu’un de normale. Lutter pour l’égalité des salaires, les droits des femmes, etc., ça ne devrait même pas porter de nom, ça devrait être logique. Ça ne devrait même pas être un combat. C’est juste la normalité. »

Virginie Cresci

« The Assassin », sabre et lumière

L’assassin du titre, c’est elle, Nie Yinniang (la sublime Shu Qi), enlevée aux siens à l’âge de 10 ans et formée par une religieuse au métier de tueuse. Elle est chargée de l’exécution de ceux que le pouvoir de la dynastie Tang corrompue et déclinante désigne comme ses ennemis. Et sans tarder elle fait à l’écran la preuve d’une expertise terrifiante, prise en défaut cependant à l’occasion de sa mission suivante : la présence imprévue de l’enfant de l’homme qu’elle était chargée d’exécuter la conduit à épargner sa cible.

La jeune femme se voit confier une nouvelle mission, à la fois punition et moyen d’éradiquer en elle tout sentiment de pitié. Alors, la couleur éclabousse l’écran, et l’expression prend tout son sens : les images du génial Mark Lee Ping Bing sont extraordinaires, et aux yeux de ceux qui, entre le numérique et le bon vieux 35 mm utilisé ici, ne savent pas faire la différence, ce sera une révélation. La lumière lutte avec l’ombre pour inonder les décors, dont le moindre élément est une œuvre d’art, où la branche la plus banale paraît d’une splendeur inédite. Le film joue avec les voiles et les étoffes autant qu’avec les acteurs, et pourtant jamais il ne se fige, à aucun moment la reconstitution ne contrarie sa respiration.

A voir deux fois, au moins

C’est que Hou Hsiao-hsien est un maître. Il songeait à ce projet depuis toujours. Près de dix années lui ont été nécessaires pour qu’il le mène à bien, au point qu’on en venait à désespérer de voir un jour « le film de sabre » de l’auteur de « la Cité des douleurs » et de « Millenium Mambo ». Il s’est trouvé conduit par le genre lui-même à modifier son style, sans renoncer pourtant aux principes de son cinéma : il faut bien que la vitesse s’empare du film par instants, et c’est par le montage que se traduisent les éclairs de violence, lames qui sifflent, traits de lumière et de mort, corps lancés dans l’espace, traversées fulgurantes, surgissements saisissants.

Il n’est pas certain que chacun s’y retrouve toujours dans les entrelacs d’une intrigue sinueuse et embrouillée, mais la familiarité avec l’histoire de la Chine du IXe siècle n’est pas nécessaire. Et puis, si certains développements dramatiques peuvent sembler obscurs, au risque de faire décrocher parfois le spectateur, c’est qu’un film comme « The Assassin » doit être vu deux fois. Au moins.

Pascal Mérigeau

♥♥♥ « The Assassin« , par Hou Hsiao-hsien. Film de sabre taïwanais, avec Shu Qi, Chang Chen, Zhou Yun, Satoshi Tsumabuki (1h45).

Biden arrive en Israël, au plus près d’un nouvel accès de violences

Le vice-président américain Joe Biden est arrivé mardi en Israël au coeur d’un nouvel accès de violences palestiniennes qui ont coûté la vie à un de ses compatriote près de l’endroit où il a rendu visite à l’ancien président Shimon Peres. Le conflit israélo-palestinien ne s’annonçait pas comme la dominante de la visite de Joe Biden, mais Israël et Jérusalem, en proie depuis cinq mois à un enchaînement de violences quasiment quotidiennes, ont été le théâtre mardi d’au moins trois attaques anti-israéliennes qui ont fait un mort, une quinzaine de blessés, et dont les trois auteurs palestiniens ont été abattus.

La police enquêtait sur une quatrième agression, dont l’auteur a également été tué, penchant fortement pour un acte de même nature. L’une des attaques s’est produite à Tel-Aviv, à seulement une quinzaine de minutes à pied du Centre pour la paix du prix Nobel Shimon Peres qui recevait Joe Biden. Le vice-président a  «condamné dans les termes les plus fermes possibles cette attaque brutale» tout en soulignant qu’il «n’y a aucune justification pour de tels actes de terrorisme», selon un communiqué de son bureau.

Selon la police, un Palestinien d’une vingtaine d’années a poignardé plusieurs passants sur le front de mer à Jaffa, quartier historique et l’un des sites touristiques les plus fréquentés. Une vidéo le montre courant le long de la mer et poignardant apparemment au passage des automobilistes. Un policier a fini par l’abattre. Un touriste américain est mort et 12 personnes ont été blessées, dont plusieurs gravement, ont dit la police et les secours. «Je rentrais du travail quand j’ai vu deux gars s’enfuir en criant qu’une attaque était en cours», a raconté une jeune femme, Emily. «J’ai couru à mon tour et je suis tombée un peu plus loin sur quelqu’un d’allongé au sol, dans son sang».

Jérusalem-Est, partie palestinienne de Jérusalem annexée et occupée, a elle connu deux attaques dans et aux environs de la Vieille ville. Une Palestinienne d’une cinquantaine d’années a tenté de poignarder des garde-frontières avant d’être abattue, et plus tard, un Palestinien a ouvert le feu sur des policiers, blessant grièvement deux d’entre eux, avant d’être tué, selon la police.

Les Territoires palestiniens, Jérusalem et Israël sont en butte à des violences qui ont coûté la vie à 184 Palestiniens, 28 Israéliens, deux Américains, un Erythréen et un Soudanais depuis le 1er octobre. La plupart des Palestiniens tués sont des auteurs ou auteurs présumés d’attaques. Le mouvement résulte des vexations de l’occupation, de l’absence de toute perspective proche d’indépendance et des frustrations économiques, selon les experts. Le gouvernement israélien accuse lui la direction palestinienne d’inciter à la haine. Les perspectives de règlement du conflit semblent totalement bouchées.

AFP

Niger : l’opposition «se retire» du second tour de la présidentielle

La coalition de l’opposition nigérienne (COPA 2016) soutenant l’opposant Hama Amadou qui devait affronter le président sortant Mahamadou Issoufou, a annoncé mardi à Niamey son retrait du second tour de l’élection présidentielle prévu le 20 mars. «L’opposition politique réunie au sein de la COPA 2016 décide de se retirer du processus électoral en cours [et] demande à ses représentants de se retirer de la Céni [Commission électorale nationale indépendante]», a affirmé l’opposant Seïni Oumarou. Il a notamment justifié cette décision par l’absence de «proclamation officielle» des résultats du 1er tour du 21 février et «l’iniquité de traitement entre les deux candidats» à la présidentielle, le principal rival de Mahamadou Issouffou, Hama Amadou, étant actuellement emprisonné dans une affaire controversée de trafic d’enfants.

AFP

Nikolaus Harnoncourt, le dernier pionnier

Alors que son ami Gustav Leonhardt était un aristocrate de nature, Nikolaus Harnoncourt était un aristocrate de naissance (il est né Nikolaus de la Fontaine und d’Harnoncourt-Unverzagt, descendant des Habsbourg). Par nature, il était extraordinairement fougueux, extraordinairement intelligent, extraordinairement tenace. Lorsque, violoncelliste d’orchestre, il a fondé son ensemble, le Concentus Musicus (1953), on ne savait rien de la manière « historique » de jouer la musique des XVIIe et XVIIIe siècles, qu’il voulait retrouver.

Il a fallu trouver les instruments, ou les faire reconstruire, trouver les traités et les lire, et surtout endurer les sarcasmes que, du monde entier, on lui jetait au visage comme des crachats. Il remettait en question un bon siècle d’interprétation romantique, dont le style avait été fondé par Mendelssohn, et qui empâtait cette musique jusqu’à en faire une véritable punition ; il remettait en question tout un empire financier, des firmes, des agents, des salles, des orchestres, qui n’avait pas l’intention de se laisser grignoter par ce fou qui jouait « sur des instruments achetés au Bazar de l’Hôtel de Ville » (Antoine Goléa). Mais quelques dizaines d’années plus tard, il vendait plus de disques que Karajan.

Une révolution contrôlée

Dans la foisonnante biographie qui lui a été consacrée (« Alice et Nikolaus Harnoncourt », par Monika Mertl, Versant Sud, 316 pages, 29,80 euros), on constate que la vie du grand musicien autrichien a été une lente progression vers le savoir-faire, la culture, la facilité, la richesse, la profondeur. Parti d’une adolescence désargentée, au cours de laquelle ses dents se déchaussaient (malnutrition), d’un orchestre symphonique on ne peut plus inerte (le Symphonique de Vienne), de l’ignorance la plus crasse (la guerre).

Harnoncourt se faisait engueuler parce qu’il était mal rasé, et qu’il nouait ses chaussures avec des cordes à violon cassées – en boyau, les cordes, on a sa dignité ; mais pendant ce temps-là, il mettait de côté : l’énergie, l’argent, les instruments, les partitions, le savoir ; puis il a investi tout cela, et fait fructifier. Le Concentus Musicus a répété des années sans se produire en public, sans même y penser, seulement pour apprendre. Harnoncourt allait révolutionner l’interprétation de la musique baroque ; depuis Monteverdi, on n’avait pas vu de révolution mieux contrôlée.

Les baroqueux lui doivent tant

Il était un des rares artistes cartésiens, espèce à part : animé par le doute, ennemi des idées reçues, indépendant jusqu’à la solitude. Il avait fait équipe avec Gustav Leonhardt pour le premier enregistrement intégral des cantates de Bach, la seule qui mérite encore d’être écoutée aujourd’hui (Teldec). Si ce n’est l’amour, le talent, la science et la virtuosité technique, tout opposait les deux hommes. Par exemple Leonhardt disait : « Les voix de femmes étaient interdites dans les églises. » Et les refusait dans ses disques. Harnoncourt répondait :

« Si elles étaient interdites, alors on peut être sûr qu’elles étaient employées. »

Leonhardt a marché sur la même route, absolument impavide, sûr de soi et de son talent – et il avait raison. Harnoncourt s’est assoupli, a fini par diriger de l’opéra, du Verdi, et aussi du Bruckner – et il n’avait pas tort.

Il était un chef précis, exigeant, enthousiaste. Energie phénoménale. Il tenait ses troupes sous un regard pénétrant, un faciès grimacier, il soulevait les musiciens. « Musique, art de l’élan », disait Michaux. Voilà : il avait l’élan. Il avait les yeux gros, mobiles, aux aguets, il aurait animé des pierres.

Le courant « baroqueux » lui doit tout ce qui concerne la direction d’orchestre, la hiérarchie cordes/vents, qu’il a renversée, en fait tout ce qui relève du travail d’ensemble. Avec Frans Brüggen et Gustav Leonhardt, il était le troisième membre du trio des pionniers. Et voilà : ils sont tous morts.

Jacques Drillon

Je me souviens de Georges Perec

«Il prétendait que les kangourous n’existaient pas»

Par Jacques Roubaud

Je me souviens qu’un jour, au commencement d’une réunion de l’Oulipo chez François Le Lionnais, route de la Reine, à Boulogne, GeorgesPerec lut quelques pages du livre qu’il était en train d’écrire. Il nous demanda quelle était la contrainte. On ne trouvait pas. «C’est un lipogramme en e», dit-il. Le livre en cours était «la Disparition».

Je me souviens que, peu de temps après certain événement, GeorgesPerec disait: «Althusser-res trop fort !»

Je me souviens de GeorgesPerec mimant une conversation téléphonique: «Où il est Roméo ? – ‘Oméo pati ! – Et où il est, Dinu ? – Dinu Lipati !»

Je me souviens qu’à son retour d’Australie, en 1981, GeorgesPerec prétendait que les kangourous n’existaient pas, que c’était une invention de l’Office du Tourisme australien, qui engageait des Aborigènes pour qu’ils fassent semblant d’être des kangourous.

Je me souviens que GeorgesPerec disait : «Le Vaudou, c’est toujours Debord !»

Je me souviens qu’en ce temps-là, il y a bien des années, GeorgesPerec habitait au Moulin d’Andé. A cette époque Henri Pichette préparait une nouvelle édition de son livre «les Epiphanies». Il avait décidé de les récrire. Il n’arrivait pas à dépasser la première phrase. Tous les matins, il descendait dans la salle à manger commune, et récitait à Georges une nouvelle version de cette fameuse première phrase. «C’est pas les épiphanies, disait Perec, mais les épafinies !»

Je me souviens qu’avant de partir pour l’Australie, GeorgesPerec a demandé à Paul Braffort et à moi-même s’il existait des nombres n ayant les propriétés suivantes:

a) n est premier ;

b) le palindrome de n, écrit en chiffres arabes, est premier;

c) le palindrome de n, écrit en chiffres arabes, est égal à 2n-1.

Nous avons dit : 37. Son palindrome est 73, qui est égal à 2 fois 37 moins 1. Et 37 comme 73 sont tous les deux des nombres premiers.Georges a dit qu’il le savait, mais qu’il voulait savoir s’il y en avait d’autres. Nous avons dit : «C’est pour quoi faire ? – C’est pour mon roman. – Ah !» Nous avons cherché un moment, Braffort et moi. Mais Georges a abandonné 37 en route. Son dernier livre, inachevé, est «53 Jours». 53 est premier, mais pas son palindrome, 35.

Je me souviens du dernier coup de téléphone que j’ai reçu de GeorgesPerec. C’était peu de temps avant sa mort. Il m’a dit qu’il espérait avoir le temps de finir «53 Jours».

« Il buvait du vin rouge quelconque »

Par Paul Fournel

Je me souviens que GeorgesPerec tenait sa cigarette entre le majeur et l’annulaire et que, pour fumer, il arrondissait sa main comme la coque d’un sabre.

Je me souviens que GeorgesPerec portait des chemises indiennes par-dessus son pantalon. Il ne les rentrait jamais dans sa ceinture pour cacher son petit bedon.

Je me souviens de l’époque où GeorgesPerec s’est laissé pousser la barbe et les cheveux.

Je me souviens que GeorgesPerec buvait du vin rouge quelconque, et du meilleur lorsqu’il est devenu ami avec Harry [Matthews].

Je me souviens d’une réunion de l’Oulipo chez le président Le Lionnais où GeorgesPerec nous a parlé d’un projet de roman qui allait devenir «la Vie mode d’emploi». Ce jour-là, Italo Calvino a parlé aussi d’un projet qui allait devenir «Si par une nuit d’hiver un voyageur». Quand j’y repense, c’était un joli jour.

Je me souviens d’un photographe qui poursuivait GeorgesPerec dans son appartement en l’appelant «maître».GeorgesPerec, fort embarrassé, fuyait de pièce en pièce en répétant: «Je ne suis pas un maître.»

Je me souviens avoir classé avec Georges Perec la bibliothèque de la chambre du président Le Lionnais. Il s’agissait de la collection de romans populaires. Nous étions poussiéreux. Ensuite nous aurions dû faire le couloir, le salon, la salle à manger et le sous-sol. Nous en sommes restés à la chambre, et l’opération a pris le nom de code «Augias 1».

Je me souviens être arrivé chez GeorgesPerec au moment même où il terminait la dactylographie de «la Vie mode d’emploi» sur son IBM à boule. Il m’a fait signe d’attendre une seconde, il a fini la dernière phrase, il a mis le mot «Fin» et s’est levé. Il était brisé. Il a regardé sa machine et a dit : «Je la hais.» J’ai répondu: «Je l’achète», et je l’ai emportée chez moi. Elle n’a jamais voulu marcher.

« Il portait une robe de chambre

et respirait avec difficulté »

Par Jacques Bens

Je me souviens de son appartement de la rue Linné. Un carton punaisé annonçait : «Georges Perec, peinture en bâtiment, 36, rue du Cotentin, 75015 Paris.» En regardant de près, on s’apercevait que l’inscription originale portait «Berec»: la boucle inférieure du B avait été grattée.

Je me souviens de la réunion de l’Oulipo où, après nous avoir lu les premières lignes de «la Disparition» qu’il venait de composer, Georges nous a demandé si nous avions remarqué quelque chose: «Non, no, nein, noun, nenni», répondîmes-nous, chacun en son langage.

Je me souviens qu’à l’automne 1980 nous fournissions, Georges et moi, des jeux pour un hebdomadaire. N’ayant pas été payés depuis plusieurs semaines, nous décidâmes d’aller protester. Notre correspondant attitré nous tint le langage habituel : «C’est une erreur comptable? Nous allons régler ça très vite.» Et Georges: «Vous allez même le régler immédiatement. Voyez, nous avons apporté des sandouiches et de la bière, nous avons repéré les toilettes, nous pouvons tenir jusqu’à demain matin.» Un quart d’heure plus tard, une charmante secrétaire nous apportait nos chèques. C’est le seul sit-in de ma vie. Il n’est guère héroïque, mais son souvenir m’amuse encore.

Je me souviens de la dernière fois où j’ai vu Georges, c’était quelques jours avant sa disparition. Il était en robe de chambre et respirait avec difficulté.

Je me souviens que nous étions assez nombreux, dans la sinistre salle d’attente du crématorium du Père-Lachaise, pendant que notre ami se transformait en cendre. Au bout d’une vingtaine de minutes, Harry est venu vers moi et m’a dit: «Allons un moment dehors.» Je l’ai suivi. Il pleuvait. Nous nous sommes abrités sous une de ces galeries en arc de cercle qui constituent des annexes du columbarium. A quelques mètres de nous, Catherine exprimait son désespoir, cependant qu’impuissants nous regardions en silence tomber la pluie sur les arbres du cimetière.

« Il avait des yeux verts beaux »

Par Harry Mathews

Je me souviens d’avoir demandé à GeorgesPerec, fana du vélo dans le passé, pourquoi il était tellement plus facile de maintenir sa vitesse quand on était «dans la roue» d’un autre coureur. Y avait-il une explication mécanique, ou psychologique, ou les deux à la fois? Il répondit qu’il n’y avait rien à expliquer – on comprenait la chose ou on ne la comprenait pas.

Je me souviens des yeux de GeorgesPerec: grands, verts beaux.

Je me souviens que GeorgesPerec m’a raconté qu’au cours d’une émission de radio il s’était épanché en louanges sur le gros stylo Montblanc dans l’espoir que le fabricant lui en enverrait un.

Je me souviens qu’au cours de notre premier dîner suivant la fin de sa psychanalyse,GeorgesPerec me raconta que maintenant, quand il descendait la rue pour aller poster une lettre, il savait qu’il descendait la rue pour poster une lettre.

Je me souviens d’avoir ressenti un grand bonheur le jour de juin 1975 où je me rendis compte que j’aimais GeorgesPerec sans réserve.

(Harry Mathews, in « le Verger », ©POL, 1986.)

« Il voulait faire 37 choses avant de mourir»

Par Marcel Bénabou

Je me souviens que, dressant la liste des cinquante choses qu’il aimerait faire avant de mourir, Perec s’était arrêté, volontairement et sans explication, au numéro 37.

Je me souviens que Perec a présenté aux oulipiens le projet de ce qui allait devenir «la Vie mode d’emploi» sous ce titre mystérieux: «Du petit-lait pour François Le Lionnais».

Je ne me souviens pas d’avoir jamais vu Perec au volant d’une voiture, ni sur un vélo.

Je me souviens que lorsqu’il devait prendre un train, Perec, comme Le Lionnais et Roubaud, aimait arriver à la gare au moins une heure avant le départ dudit train.

Je me souviens du grand registre relié de toile noire, presque toujours ouvert, sur lequel Perec recueillait au jour le jour ses «Je me souviens», et accessoirement ceux de ses amis de passage.

Je me souviens du ton de voix que Perec avait pris, au soir du 10 mai 1981, quelques minutes après 20 heures, pour me dire: «Alors, ça y est, nous sommes dans un pays socialiste?» C’était un étrange mélange de jubilation et d’incrédulité.

Je me souviens qu’une des devinettes favorites de Perec était celle-ci: «Pourquoi y a-t-il si peu de juifs meuniers?» et que la réponse, qui le mettait en joie, était: «Parce qu’on ne peut pas être au four et au moulin!»

Je ne me souviens plus très bien quand Perec a commencé à porter la barbe, ni à quel moment il a adopté cette coiffure afro qui est si rapidement devenue inséparable de son image publique.

Je me souviens de ce soir d’été où, devant un hôtel de l’île de la Barthelasse, j’ai malencontreusement fermé le coffre de ma voiture sur le crâne de Perec, qui en garda quelque temps une légère écorchure.

« Il avait le visage rose bonbon»

Par Michelle Grangaud

Je me souviens qu’à la télé j’ai entendu GeorgesPerec dire qu’avec le prix Médicis il allait peut-être pouvoir vivre sans avoir à se livrer aux travaux alimentaires, non littéraires, auxquels il avait été astreint jusque-là. C’est la seule fois de ma vie où j’ai vu Georges Perec, ou plutôt son image mouvante sur un écran. Il avait un visage glabre, qui paraissait rose bonbon en raison de la mauvaise qualité de la télé couleur à cette époque.

Je me souviens d’avoir vu dans une exposition sur la déportation qui avait lieu au Centre Georges-Pompidou l’attestation de disparition de la mère de GeorgesPerec.

Je me souviens d’une photo où Mme Perec et son fils Georges sont debout l’un à côté de l’autre, elle à gauche et lui à droite, donc à la gauche de sa mère, qui a une main posée sur son épaule. Je revois la silhouette élégante de Mme Perec, dont un costume tailleur souligne la taille fine. Elle porte un assez joli petit chapeau et considère l’appareil photo avec une sorte de sourire sérieux. J’ignore si cette photo existe réellement ou s’il s’agit d’un faux souvenir.

Je me souviens que pendant la guerre l’enfant GeorgesPerec était caché, avec son oncle et sa tante, à Villard-de-Lans.

Je me souviens que quand j’ai lu pour la première fois ce que Perec a écrit sur le saut en parachute, je l’ai vu, lui, debout, de dos, dans la file de ceux qui allaient sauter. Il avait, comme tous les autres, le crâne rasé, et l’uniforme qu’il portait, ainsi que le harnachement du parachute qui avait l’air d’un sac à dos, paraissait vert foncé dans la pénombre de la machine volante.

Je me souviens que GeorgesPerec avait en horreur le mot «salsifis», à tel point qu’il ne pouvait manger de ce légume. C’est Henri Deluy, fondateur de la revue «Action poétique», qui m’a communiqué ce détail de gastrolexicophobie.

« Il ne s’est pas suicidé »

Par Hervé Le Tellier

Je me souviens que l’une des premières choses que l’on m’a dites à l’Oulipo, c’est qu’il n’y avait pas plus d’accent aigu à Perec que de y à Le Lionnais.

J’ai été le premier oulipien à ne pas avoir connu Perec. Pourtant, à l’issue d’un (assez agréable) spectacle Perec, pressé par des comédiens qui exigeaient de moi l’avis oulipien autorisé, je me suis surpris à répondre, sans doute troublé par leur anxiété: «Je pense que Georges aurait beaucoup aimé.»

Je me souviens d’une chose bizarre : à la fin d’une lecture (récente) donnée par l’Oulipo, une dame est venue nous voir pour nous demander pourquoi GeorgesPerec s’était suicidé. Malgré nos dénégations, nous n’avons pu la convaincre, et elle est repartie déçue et irritée devant tant de tartuferie.

Je me souviens qu’adolescent, je crois bien avoir cru que Perec était breton, certainement à cause de Perros-Guirec. J’ai conscience que ce n’est pas une preuve d’intelligence.

Je me souviens, c’était en 1995 il me semble, de l’inauguration de la rue GeorgesPerec à Paris: ça a été l’occasion d’un lamentable discours «à la manière de» du maire du 20e, Didier Bariani à l’époque.

Je me souviens que le jour où, en lisant la biographie de Perec par David Bellos, j’ai relevé qu’il avait été élève à Claude-Bernard du début de sa sixième, en octobre 1946, à la fin de sa quatrième, en juin 1949, j’ai téléphoné immédiatement à mon père, qui s’y trouvait dans la même période, deux ou trois classes au-dessus sans doute. Déception double: il ne se rappelait pas l’avoir jamais croisé, et d’ailleurs qui était ce GeorgesPerec?

« En 1935, il était vraiment minuscule »

Par Jacques Jouet

Je me souviens que GeorgesPerec avait eu pas de barbe visible et pas de cheveux longs hirsutes.

Je me rappelle ne pas avoir rencontré Georges Perec en 1935, mais qu’alors il était vraiment minuscule.

Je me souviens de l’épaisseur du «romans» «la Vie mode d’emploi».

Je me rappelle la longue durée, la lourde pesanteur du deuil de l’Oulipo après la mort de GeorgesPerec.

Je me rémembère qu’en 1975 Joe Brainard a publié un livre intitulé «I remember».

« Il voulait écrire à dos de chameau»

Par Bertrand Jérôme

Je me souviens que GeorgesPerec regrettait de ne pas avoir rencontré Malcolm Lowry. Il aurait aimé passer une nuit entière à parler et à se saouler avec lui.

Je me souviens que GeorgesPerec voulait écrire le scénario d’un film d’aventures dans lequel on verrait 5000 Kirghiz cavalant dans la steppe.

Je me souviens que GeorgesPerec était fasciné par un point du globe dans le Pacifique, le point d’intersection de l’équateur et de la ligne de changement de date. Il projetait d’y passer un jour, de préférence à minuit.

Je me souviens que GeorgesPerec prétendit qu’il avait songé à s’habiller de façon différente, cravate, costume trois pièces, «pour voir ce que cela ferait si je changeais de vêture».

Je me souviens que GeorgesPerec regrettait l’absence chez lui de certains appareils ménagers, par manque de place: «Je me suis servi récemment pour la première fois d’une machine à laver le linge, c’est très commode.»

Je me souviens que GeorgesPerec avait reçu une carte postale représentant une route dans le Sud marocain, avec un panneau mentionnant: «Tombouctou 52 jours». Depuis, il rêvait de faire le voyage Maroc-Tombouctou à dos de chameau avec une secrétaire à laquelle il dicterait un roman en cinquante-deux jours, le temps mis par Stendhal pour écrire «la Chartreuse de Parme».

Je me souviens que GeorgesPerec rêvait de boire du rhum trouvé au fond de l’océan dans un galion coulé au XVIIe siècle, comme le capitaine Haddock dans «le Trésor de Rackham le Rouge».

Georges Perec, bio express

Georges Perec, d’origine polonaise, est né le 7 mars 1936. Plusieurs membres de sa famille meurent dans les camps nazis. Il est élevé par un oncle. Son premier roman («les Choses») obtient le prix Renaudot en 1965. Suivent «Un homme qui dort», «la Disparition», «W ou le souvenir d’enfance». En 1980 paraissent «la Vie mode d’emploi» (prix Médicis) et «Je me souviens», immortalisé au théâtre par Sami Frey. Perec a aussi écrit pour le théâtre, et réalisé plusieurs films. Il est mort le 3 mars 1982.

L’Oulipo : le cercle des poètes farfelus

Paru dans « Le Nouvel Observateur » du 22 février 2001.

Attaque terroriste en Tunisie : 21 jihadistes et 4 civils tués

Tunisie - Ben GuerdaneQuatre civils dont un agent de la douane ont été tués dans les affrontements entre extrémistes et forces de l’ordre lundi dans la ville de Ben Guerdane dans le sud-est de la Tunisie, près de la frontière avec la Libye, selon une source hospitalière citée par l’AFP. Un enfant de 12 ans figure parmi les civils morts, a précisé un responsable de l’hôpital de Ben Guerdane, Abdelkrim Chafroud.

«Les unités sécuritaires et militaires ont pu tuer 21 terroristes et en arrêter six après que les postes de la Garde nationale et de la police ainsi que la caserne militaire ont été visés par des attaques simultanées de la part de groupes terroristes armés à Ben Guerdane», ont annoncé les ministères de l’Intérieur et de la Défense (voir le post Facebook du Ministère de l’Intérieur ci-dessous). 

 

Première attaque ciblée contre une caserne militaire

Selon le journaliste de France 24 Wassim Nasr, les affrontements se poursuivent à Ben Guerdane et les assaillants auraient revendiqué leur appartenance à l’EI (Etat islamique). Il s’agirait également de la première attaque ciblée contre une caserne militaire en Tunisie.

 

#تونس#بن_قردان هذه أول مرة يتم استهداف ثكنة عسكرية من قبل #الدولة_الإسلامية

— Wassim Nasr (@SimNasr) 7 mars 2016

 

Le ministère de la Défense a également appelé les habitants à la prudence en leur demandant d’informer les autorités de toute présence suspecte. Le poste-frontière de Ras Jedir a été fermé pour une durée indéterminée, a indiqué à l’AFP le ministère de l’Intérieur. Les routes menant à Zarzis et Djerba, au nord de Ben Guerdane, ont été fermées à la circulation, selon une source de sécurité dans la région. Des habitants avaient indiqué que des échanges de tirs étaient en cours tôt le matin et fait état d’une forte présence sécuritaire dans la ville survolée par des hélicoptères.

Ces violences interviennent alors que la Tunisie dit régulièrement son inquiétude à propos de la situation en Libye, pays voisin livré à un chaos qui a permis l’essor de l’EI. 

Un bombardement américain a visé en février près de Sabrata, en Libye, un camp d’entraînement de combattants et avait fait plusieurs dizaines de morts. Parmi eux figurerait Noureddine Chouchane, un Tunisien décrit comme un cadre opérationnel de l’EI et qui serait derrière deux attaques en Tunisie, celle du musée du Bardo à Tunis (22 morts) et celle de Sousse (38 morts).

Mercredi denier, cinq extrémistes venus de Libye retranchés dans une maison ont été abattus lors d’une opération menée par les forces de sécurité à Ben Guerdane alors qu’un civil a été tué par une balle perdue. Au moins quatre des extrémistes étaient de nationalité tunisienne.

Le Premier ministre Habib Essid avait dit que l’action des forces de l’ordre avait permis de «déjouer des actions terroristes».

Les autorités tunisiennes ont récemment achevé la construction d’un «système d’obstacles» sur près de la moitié des 500 km de frontière commune avec la Libye.

LIBERATION AFP

Marimekko en couleurs

Heureusement, il y a le finnois, cette langue qui nous échappe complètement, mélopée à la fois rocailleuse et bizarrement chantante. C’est une bénédiction, la garantie d’un dépaysement effectif dans un Helsinki sinon en voie de standardisation avancée : ici comme dans toutes les métropoles «civilisées», les bataillons de marques de luxe comme de fast fashion ont fait main basse sur le centre-ville, du patriarche français Vuitton à l’adolescent suédois Monki en passant par la séductrice espagnole Mango.

Le visiteur se sent comme Bill Murray dans Un jour sans fin. Renvoyé sans cesse à la case départ, au même scénario à écho d’impasse. La «couleur locale», il faut la chercher, la dénicher. Ou alors se tourner vers la tradition, vers les fondamentaux que ne pourront jamais copier H&M ou Zara. Assister à une messe en la cathédrale orthodoxe Ouspenski, avec prêtres à kamilavkion (couvre-chefs noirs). Sa concurrente luthérienne et immaculée de la place du Sénat vaut aussi le détour malgré les débiles arrimés à leurs perches à selfie – une pulsion de meurtre nous embrase comme dans une tragédie ordinaire de Matti Yrjänä Joensuu, pilier du roman noir nordique.

La raison, ou serait-ce la lâcheté, fait préférer une après-midi dans la somptueuse piscine-sauna d’Yrjönkatu, la toute première construite dans le pays, en 1928. Manger du renne est une autre alternative. Sucer une pastille de réglisse salée, si tu es veggie. Pour tous, regarder les bateaux brise-glace qui émergent du brouillard. La séduction fantomatique d’Helsinki en hiver apaise la panique du voyageur castré par l’uniformité soyeuse des avenues-centres commerciaux. Et puis, il y a Marimekko. Qui pourrait faire le lien, un bon entre-deux, une alternative réconciliatrice. Soit une marque de vêtements, textiles et éléments de décoration intérieure qui a en Finlande pignon sur rue, essaime via des boutiques en propre comme des «corners» dans les grands magasins.

Armi Ratia, à l’usine Marimekko, à Helsinki dans les années 70. Photo Marimekko.  

Encore confidentielle dans le sud de l’Europe, elle y tente ces temps-ci une percée comme l’atteste sa «présentation» le 6 mars dans le cadre de la fashion week parisienne, réitération d’un galop d’essai l’an dernier. Marimekko fait en revanche totalement partie du patrimoine commun aux pays du nord, tout en conservant sa spécificité. Une success story basée sur un équilibre que toute enseigne de plus de trente ans guigne comme le Graal : entre entretien de l’héritage et développement constant du business.

Le tout est irrigué par une figure tutélaire omniprésente chez les acteurs actuels de l’entreprise, sa fondatrice Armi Ratia. Qu’on entrevoit comme une sorte de fantôme positif et haut en couleur. Fleurs, pois, rayures… Armi Ratia (1912-1979) était clairement un sacré pistolet. Une businesswoman mue par une intuition en béton. Née en Carélie, à la frontière de la Finlande et de la Russie, fille d’un marchand et d’une institutrice, cette audacieuse crée Marimekko («robe de fille») en 1951.

Entre-temps, elle a étudié le textile à Helsinki, mis sur pied un atelier de tissage, puis, après la guerre contre la Russie qui a fauché ses trois frères et l’a obligée à quitter sa région d’origine, elle a secondé son mari dans la création de Printex, société spécialisée dans la fabrication de toiles cirées. Son idée : passer à des tissus plus modernes et se concentrer sur les imprimés. Confiés à des designers maison ou à des artistes, ils doivent claquer, dans les motifs comme dans les teintes, à rebours de toute morosité. Dans la foulée, elle imagine des vêtements.

 Le motif Unikko, emblématique de la marque, créé par Maija Isola, en 1964. Photo Marimekko.

Son intuition colle à l’air du temps, cet après-guerre où en Finlande comme ailleurs, les rescapés ont hâte de tourner la page survie pour renouer avec la légèreté et l’optimisme. Marimekko n’y va pas de main morte. Grandes et mini-fleurs, carottes (!), pois, vagues, triangles, ronds, carrés, rayures. Et un nuancier strident, orange sanguine, vermillon, rose, vert chlorophylle, noir, blanc. Le tout est psychédélique, naïf, pointilliste, pop.

Armi Ratia, qui avait paraît-il le débit d’une mitraillette, pilotait Marimekko en franc-tireuse. Avec le goût de la flamboyance, et du paradoxe : autoproclamée «femme la moins bien habillée d’Helsinki» mais guetteuse de tendances, iconoclaste affichée mais partisane d’une mode faite pour durer. Soixante ans plus tard, ses successeurs surfent toujours et résolument sur cette ligne de crête potentiellement impraticable. A commencer par Anna Teurnell, directrice de l’ensemble de la création depuis un an et demi après une montée en puissance chez H&M et sa branche & Other Stories.

Rencontrée dans son bureau de Stockholm, la chic quadra suédoise en total look Marimekko néo-preppy (chemise à rayures sur jupe longue à fleurs) récuse toute dimension «boulet» d’une vision issue d’une époque portée par la reconstruction et protégée de la mondialisation et son uniformisation concomitante : «Non, ça n’est pas lourd, au contraire : ce passé, on peut s’y adosser, c’est bien plus confortable que d’avoir à créer ex nihilo. Et c’est une fierté parce qu’il y a peu de marques nordiques aussi pérennes, qui perpétuent un savoir-faire proche de l’artisanal. Mais dans le même temps, il faut continuer à surprendre, en proposant notamment de nouvelles silhouettes.» 

Sa collection été 2016 l’atteste, robes chemises qui échappent à l’écueil tenue-de-concierge par l’étroitisation, chemises légèrement trapèzes ou droites comme celles des hommes, pantalons feu au plancher, bottes rose malabar. Un alliage plutôt réussi entre échos vintage et tendance normcore, praticable tous terrains pour peu qu’on n’ait pas froid à la rétine. Anna Teurnell: «Je n’ai pas une femme précise en tête, pas d’icône. Mais je sais qu’elle a de la personnalité et qu’elle est active, qu’elle travaille, qu’elle a peut-être des enfants, et qu’elle a besoin de vêtements faciles à porter, avec une touche de chic.»

La veille, in situ, au siège-usine nickel mais sans charme installé dans la zone industrielle d’Helsinki, on nous l’avait martelé : Marimekko se veut «pratique et démocratique», pour la vie quotidienne plus que le tapis rouge, et abordable tout en restant qualitativement haut de gamme. Les prix incarnent bien l’option, impropres à l’achat coup de tête mais pas impossible non plus : 275 euros la robe, 250 la jupe, 285 le cardigan, 550 le manteau. 

Le magazine Sports Illustrated du mois de décembre 1960. Jackie Kennedy porte une robe Marimekko (photographie de Drew Zingg). 

Paradoxalement, c’est grâce à Jackie Kennedy, socialite branchée s’il en était, que la marque a percé à l’international : en 1960, la femme du futur président des Etats-Unis a ponctué la campagne de JFK de sémillantes robes made in Helsinki. Mettons que ça n’était pas tactique – quoique Jackie ait toujours été une master & commander du style. Toujours est-il que passer inaperçu en Marimekko relève de l’exploit. Même en noir et blanc de base, on produit son petit effet. Par la force des imprimés. L’entreprise en compte actuellement quelque 3 500, réunis en un corpus-trésor de guerre dans lequel les créatifs piochent régulièrement et religieusement.

Particularité instaurée par la fondatrice amatrice d’art : ils sont tous signés et datés, et leurs nouvelles moutures sont soumises à l’accord de leurs auteurs (ou de leurs ayants droit s’ils ne sont plus de ce monde). Une «éthique» qui permet aussi de surfer sur l’idée d’exclusivité, d’une démarche noble et non bassement commerciale. «Philosophie» et «design» sont d’ailleurs des leitmotivs internes, quand «mode» semble relever du chat noir, et lorsqu’on demande quelle marque pourrait servir de référence, c’est sa majesté Hermès qui sort du chapeau.

Tous les imprimés portent un nom de baptême, certains sont totémiques. L’Unikko (coquelicot) est carrément iconique, parterre de fleurs irrégulières qui fait l’objet de variations ad libitum depuis 1964. Il est l’œuvre de Maija Isola, qui en a créé 533 au total. Pimpant, naïf, avec cet air d’inachevé qu’ont les dessins d’enfant, il incarne l’état d’esprit positiviste originel dont l’actuelle PDG Tiina Alahuhta-Kasko parle avec la déférence du disciple à l’égard d’un texte saint : «Armi Ratia voulait que Marimekko donne aux gens les moyens d’être heureux tels qu’ils sont, et de s’exprimer. C’est cette philosophie en laquelle nous croyons aussi aujourd’hui et nous avons le sentiment que ces valeurs qui incluent l’individualité, l’authenticité, l’intemporalité et la fonctionnalité, sont aujourd’hui plus d’actualité que jamais.»

Le fantasme d’un village maison

C’est carrément un projet de vie qu’avait Armi Ratia, au point de se profiler en gourou ex textilis : outre les vêtements et les tissus disponibles au mètre, elle a voulu de la décoration de maison, du linge, des objets, et même envisagé une sorte de village Marimekko pour son personnel (Google avant l’heure ?). Le fantasme n’a d’ailleurs pas fait totalement pschitt : Sami Ruotsalainen, membre de l’équipe dédiée à la décoration d’intérieur, spécialiste ès céramique, parle en rigolant d’une «secte Marimekko», avec salariés habillés maison, qui y restent longtemps, qui se connaissent tous, «comme une famille».

Les motifs « Tiilskivi » et « Faruk », exemples de textiles d’intérieur. Photo Marimekko. 

Designer côté vêtements, le très hipster Mika Piirainen, vingt-et-un ans d’activité au compteur, évoque une histoire qui a pu «par moments avoir des allures de soap opera, maintenant c’est plus tranquille, mais en tout cas, on ne s’ennuie jamais, ça évolue tout le temps, on n’a pas l’impression de stagner». Ces deux-là font partie des quelques hommes que compte une entreprise qui reste à 91% féminine, sans qu’eux-mêmes s’en offusquent ou même le relèvent, confirmation de la fibre paritaire nordique.

La mort d’Armi Ratia en 1979 a failli entraîner celle de Marimekko. Une autre «leadeuse», Kirsti Paakkanen, venue de la publicité, l’a remise sur les rails. Désormais propriété de l’ancien patron d’un groupe d’assurances, présente dans le monde entier via ses 140 boutiques et la vente en ligne, la marque qui compte 500 salariés, cartonne en Asie. Notamment au Japon. Pas étonnant, se dit-on, vu le prisme kawaï, gai et innocent comme un pinson à rebours d’une société hypercorsetée. Toute chose que n’est pas a priori la société finlandaise, plutôt notoirement débridée et fêtarde. «Il y a ici une mélancolie liée à la nature, à la météorologie, pointe Minna Kemell-Kutvonen, chargé des lignes maison et de l’impression. Quand il fait froid et gris, vous avez besoin de couleur, de luminosité, et vous vous occupez beaucoup de votre intérieur auquel vous êtes très souvent ramené.» Le jour d’après, sous les flocons et face aux eaux glacées du port d’Helsinki, la phrase résonne comme une validation assez imparable de Marimekko.

Sabrina Champenois

« Rimbaud et Verlaine », le nouvel épisode des « Cahiers d’Esther »

Elle s’appelle Esther, a maintenant 11 ans, a un grand frère nommé Antoine (« un con ») et se rend tous les matins dans une école privée parce que son père ne veut pas la mettre dans le public (trop dangereux). Voilà un an et demi que la fillette mise en scène par Riad Sattouf, dessinateur adulé pour sa série « L’Arabe du futur », a pris place à la dernière page de « l’Obs ». Le premier tome de ses aventures, « Les Cahiers d’Esther »(1), est maintenant disponible en librairie.

Il est presque certain que les sociologues des années 2050 se pencheront sur « Les Cahiers d’Esther », et pour cause : si Riad Sattouf brouille les pistes pour qu’elle ne soit pas reconnaissable, Esther existe dans la vraie vie ! C’est une écolière parisienne de 11 ans, fille d’un couple d’amis, qu’il soumet presque chaque semaine à un petit interrogatoire dont, ensuite, il fait son miel. Si la vraie Esther ne porte pas ce prénom et n’habite pas dans le 17e arrondissement, tout ce qu’elle raconte est d’une justesse indiscutable.

« Tout est presque vrai » : rencontre avec Esther, l’héroïne de Riad Sattouf

Arnaud Gonzague

(1) « Les Cahiers d’Esther. Histoires de mes 10 ans », de Riad Sattouf (Allary Editions, janvier 2016, 16,90 euros).

Philippe Djian sort un nouveau livre: 10 choses à savoir sur l’auteur de “37°2 le matin”

1Petit boulot

En 1965, la mère de Philippe Djian réussit à faire entrer son fils comme stagiaire chez Gallimard. Apprenti magasinier, il croise Paul Morand, Raymond Queneau et autres gloires qu’il juge poussiéreuses, du haut de ses 16 ans. «Ça ressemblait à une maison de retraite», racontera-t-il plus tard.

2La Ferté-Bernard

Pour 1000 francs par mois, Djian devient, au début de sa carrière, caissier de nuit au péage de La Ferté-Bernard. Le salaire n’est pas grandiose mais, comme ses collègues, il pioche dans la caisse et rentre chez lui «des billets plein les poches». Reste que les nuits sont longues à La Ferté-Bernard. Djian, qui a déjà publié quelques textes dans «Détective», en profite pour écrire des nouvelles.

3« 37°2 le matin »

Avec l’adaptation au cinéma par Jean-Jacques Beineix de son roman «37°2 le matin»en 1986, Djian accède au statut de star. Quatre millions de spectateurs se pressent dans les salles pour découvrir la tornade Betty (Béatrice Dalle) et son amant Zorg (Jean-Hugues Anglade). En librairie, Djian devient l’écrivain rock numéro un. Ironie de l’histoire: ce n’est que vingt-cinq ans après qu’il fera connaissance de Béatrice Dalle, à l’occasion d’un documentaire télé. Timides et pudiques, ils oseront à peine s’adresser la parole.

43 mai 1968

Philippe Djian est lycéen quand éclate le mouvement étudiant. S’il descend lui aussi dans la rue, c’est surtout pour le fun, car les discours gauchistes le laissent de marbre. Plus tard, il restera fidèle à lui-même: bon vivant, mais apolitique.

5Voyages

Djian aime bouger. Après avoir posé ses valises dans les Corbières, pour y retaper une vieille bergerie, il part s’établir dans une île chic au large de Boston, Martha’s Vineyard. Puis ce sera la Suisse, le Pays basque (Biarritz), ou encore l’Italie, en 1991: avec Année, sa femme artiste, et leurs enfants, Djian prend ses quartiers d’été dans une magnifique villa au sud de Florence.

6Titres

Djian a le génie des titres, comme «Sainte-Bob» ou «Vers chez les blancs». Comment fait-il son choix ? C’est parfois le hasard qui a le dernier mot: «J’étais en Suisse. Je devais emmener ma fille dans une fête, mais il y avait une incroyable tempête de neige. J’ai quand même pris la voiture, mais j’ai versé dans le fossé. Quand je suis sorti de la bagnole, je me suis trouvé nez à nez avec un poteau indicateur où il y avait écrit: “Vers chez les blancs”. Sans doute le nom d’un hameau. C’est le titre, me suis-je dit.»

7Porno

Comment écrire un roman porno ? C’est l’une des questions qui taraudent Djian, l’un des maîtres en la matière. Pas un de ses récents livres qui ne comporte au moins une séquence incandescente. Dans «Vers chez les blancs», l’obsession du sexe culminait dans une scène d’anthologie, où un couple faisait bestialement l’amour devant une télé allumée pendant l’émission «Apostrophes».

8Nouveau roman

Dans «Dispersez-vous, ralliez-vous !» (Gallimard), Djian raconte les amours d’une adolescente, Myriam, avec un homme plus âgé, son nouveau voisin. Ils couchent ensemble et se marient. Mais Myriam, l’ex-gamine introvertie, a-t-elle vraiment changé ? N’est-elle pas toujours cette fille «complexée, meurtrie, inconsolable», capable de saccager sa vie et celle des autres? C’est un vers de Rimbaud, cette fois, qui a donné son titre au beau roman de Djian.

9Bourre-pif

Djian a souvent été traîné dans la boue par la critique et il en a souffert. Il n’a jamais oublié les attaques très virulentes d’Angelo Rinaldi. En 2007, il reçoit le prix Le Vaudeville. Le milieu de l’édition vient fêter le lauréat, à l’exception de Marc Lambron, membre du jury qui avait préféré assister à un concert des Who à Bercy. On raconte que Djian, qui avait plusieurs fois essuyé de très violentes critiques de sa part, s’apprêtait à lui casser publiquement la figure.

10Langue

Interrogez Djian sur son travail: il vous répondra invariablement que la seule chose qui l’intéresse, dans le métier, c’est la langue. Trouver non seulement le mot, mais la phrase juste, est son défi quotidien. Et retrouver le son de son époque pour être parfaitement en phase avec elle.

Didier Jacob

Philippe Djian : « Je ne suis pas un écrivain rock ! »

Paru dans « L’Obs » du 25 février 2016.

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