Entre Sansal et Kaddour, l’Académie française ne tranche pas

L’Académie française n’a pas su choisir. Pour le centième anniversaire de son Grand Prix du roman, elle a décerné son trophée, ce jeudi 29 octobre, à deux romans d’un coup, tous deux parus chez Gallimard: «2084», de Boualem Sansal, et «les Prépondérants», de Hédi Kaddour, sont lauréats ex-aequo. Ils ont chacun obtenu onze voix au quatrième tour de scrutin, contre une à Agnès Desarthe, pour «Ce coeur changeant» (L’Olivier). Les deux écrivains succèdent à Adrien Bosc. Etonnamment, leurs deux romans évoquent, de manières très différentes, l’histoire tourmentée du Maghreb.

« 2084 », fable orwellienne un peu ratée

Grand événement de cette rentrée littéraire, «2084» de l’Algérien Boualem Sansal fait directement référence au «1984» de George Orwell. Il se déroule dans un pays fictif, nommé Abistan, gouverné par des fondamentalistes religieux soumis au dieu Yölah – évocation transparente de l’islamisme, dont Sansal dénonce la place grandissante dans le monde arabe, et plus particulièrement dans son pays, depuis 15 ans.

Le récit suit un fonctionnaire nommé Ati, libre penseur dont la foi vacille, qui découvre un«ghetto» sous-terrain peuplé de gens qui ne croient pas en Yölah.

Le succès du livre s’explique peut-être plus par la passionnante personne qu’est Sansal, ou par l’urgence de son sujet, que par le texte lui-même. En tant que fable, «2084» souffre en effet d’un didactisme qui rend le récit lourd et abstrait, et empêche de s’intéresser au sort des personnages.

Le texte est en revanche porté par une joie du sacrilège : Sansal, dans les pages où il se fait l’anthropologue de cette civilisation qui n’existe pas, éprouve un plaisir manifeste à parodier le dogme musulman et les mécanismes qui transforment la foi en instrument de domination politique. Orwell n’est pas là pour rien. Le grand mérite du livre est de rattacher l’islamisme à la grande famille des totalitarismes.

On y retrouve les motifs récurrents de son œuvre romanesque, qu’il a systématisés dans plusieurs essais, à commencer par son pamphlet de 2013, «Gouverner au nom d’Allah»: sa colère contre une langue arabe surchargée de piété,«chant sidéral et envoûtant» qui ne laisse pas d’autre choix que la soumission à Dieu; contre la falsification de l’histoire algérienne, son arabisation forcée, l’effacement de son origine berbère et de son héritage français; contre le culte du martyr omniprésent dans l’islam; contre un pouvoir religieux qui a transformé des pays entiers en enclaves moribondes, où rien ne peut se passer parce que tout est interdit.

Ancien ingénieur et haut-fonctionnaire (il a été numéro 2 du ministère algérien de l’Industrie), Boualem Sansal vit à Boumerdès, en Algérie. Il entretient des rapports très étranges avec le pouvoir, auprès duquel il est en disgrâce, mais qui lui accorde toutefois une grande liberté de parole et de mouvement. Ses prises de position tonitruantes, tant sur la question religieuse que sur le conflit israélo-palestinien, lui valent des critiques virulentes de l’intelligentsia algérienne et une hostilité féroce de ses compatriotes.

« Les Prépondérants », fresque historique quasi-parfaite

Né en Tunisie en 1945, agrégé de lettres, Hédi Kaddour a formé des générations de normaliens à l’ENS de Fontenay/Saint-Cloud. Il est aussi poète, traducteur, et lauréat du Goncourt du premier roman en 2005 avec «Waltenberg». Quand «les Prépondérants», son troisième roman, a reçu le prix Jean-Freustié en début de semaine, on se disait que ça risquait de n’être qu’un apéritif. Ça se confirme, donc. Et c’est plutôt heureux.

« Les Prépondérants » se déroule dans les années 1920, dans un protectorat français du Maghreb qui ressemble fort au Maroc. On y croise tout un nuancier de personnages : des colons bornés, des colons lucides, des colonisés révolutionnaires, des colonisés traditionalistes, ainsi qu’une équipe de cinéma venue d’Hollywood pour tourner un film avec des dromadaires dedans et, incidemment, importer ses moeurs légères dans une société globalement puritaine.

Le roman porte la fresque historique à la française à un point de perfection assez rare, et mérite l’honneur qui lui est fait. Mais il est par ailleurs toujours en lice pour le Goncourt, alors que Sansal a été évincé de la dernière sélection il y a quelques jours. Théoriquement, son demi-prix du jour est donc un handicap pour Kaddour: les jurys tentent d’éviter de se marcher sur les pieds en couronnant les mêmes auteurs.

Le choix étonnant des académiciens pourrait compliquer la délibération du Goncourt, le mardi 3 novembre. Cela dit, on ne sait jamais: Jonathan Littell et Patrick Rambaud avaient, en leur temps, cumulé les deux honneurs. Que ces sordides manigances politiciennes entre institutions littéraires ne nous empêchent pas de lire Kaddour, écrivain prépondérant.

BibliObs.com

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