Le gonzo-journalisme appliqué à Bob Dylan

Bob Dylan a baladé des régiments de journalistes. Manipuler un interviewer semble un de ses passe-temps préférés. Il en est un toutefois avec qui sa sincérité ne souffre aucune discussion. C’est Ratso. Le sobriquet de Larry Sloman, jeune rédacteur de Rolling Stone qui couvrit la Rolling Thunder Revue, en 1975, un événement unique dans l’histoire du rock. Le groupe? Le suprême du folk-rock. Le gratin. Qu’on en juge : Joni Mitchell, Joan Baez, Jack Eliott, Mick Ronson, Roger Mc Guinn (fondateur des Byrds), etc. Une tournée totalement improvisée (dates de concert annoncées la veille, voire à la dernière minute). Montée par le Zim, destinée à remuer l’opinion, la tournée retentit deux mois. Objectif déclaré, soutenir et libérer le célèbre boxeur poids lourds «Hurricane» Carter. La justice incarcéra le Noir pour un soi-disant triple meurtre. La formidable traduction française des mémoires de Rubin Carter, Le 16e Round, existe. La victime raconte notamment dans quelles conditions il discuta longuement en prison avec Dylan, qui venait de lire Le 16e Round. Son éditeur,Les Fondeurs de Briques, sort simultanément un autre joyau : Sur la Route avec Bob Dylan, le reportage impliqué-style gonzo de Ratso sur la Rolling Thunder Revue. Comment diable Ratso a-t-il réussi à fissurer la muraille Dylan? «Mais c’est très simple!» En face de moi, dans un bar de la rue Sorbier, costar argenté, chemise noire, mocassins teintés façon zèbre, cheveux filasse jusqu’au bas du cou, bouc de pirate repenti, carure de catcheur, on dirait un pirate de L’Auberge de la Jamaïque.

Compréhension immédiate des questions, regard par en-dessous, réponse différée : on ne peut plus New-Yorkais que lui. On peut enseigner sans hésiter l’exemplaire travail d’immersion, modèle de gonzo-journalisme, dans les meilleures écoles du métier.

On dévore les 350 pages du morceau de bravoure, digne d’un roman de Hunter S Thompson, doublé de l’enthousiasme d’un John Fante. La netteté des descriptions permet de croiser au détour d’une page la précision clinique et la spontanéité d’un Henry Miller. Le livre se savoure sans discontinuer. L’affirmation m’effare. Quoi? Dylan? Une affaire «simple»? Frayer avec un personnage à côté duquel le Sphinx des Pyramides fait penser au pape François? Ratso me calme : «Les gens ne rendent pas compte combien Dylan cherche à vivre comme une personne normale. Pendant la tournée, je n’ai jamais ressenti un autre caractère devant moi que celui d’un jeune Juif du Minnesota. Simplement, il rechigne à se retrouver dans la posture de l’interviewé de service. La star se branche aussitôt sur le mode énigmatique. Si toutefois l’entretien s’intercale dans un rapport naturel, suivi, approfondi : il embraie naturellement avec des réponses limpides. Ce fut le cas pendant la tournée que j’ai couverte deux mois durant. Plus que correct, l’interlocuteur! Je me souviens d’un entretien qui se prolonge dans la froidure du soir : Dylan ôte ses gants pour me les passer. Le problème avec les vedettes? C’est le cercle de managers et de courtisans qui les entourent, dont la seule occupation revient à les éloigner de l’humanité». Joan Baez affuble Larry du surnom le jour où il se pointe cradingue-cheveux gras au motel où le groupe est descendu («You remind me a Rat So!»). Ratso, encore aujourd’hui, s’ingénie à se justifier : «Le journal ne m’offrait pas les meilleurs hôtels…»

La première écoute de Dylan jouera la fonction de révélateur. «Quand j’ai entendu pour le première fois Like a Rolling Stone, je me destinais à la carrière de comptable. J’ai pris un coup sur la tête. J’ai réalisé l’envergure du personnage. Je n’ai eu de cesse que de l’approcher.» Après le coup de massue définitif asséné par l’album Highway 61 Revisited, Ratso s’installe à Manhattan («J’ai dragué le Village de fond en comble pour le rencontrer»). Ilcopine avec le tout Greeenwich Village . Le chanteur Phil Ochs squatte son canapé. Pourquoi Dylan n’embarquera-t-il pas le protest-singer, qui se pendra chez sa soeur l’année suivant la tournée (1976)? «Ochs débordait de talent. Hélas, il n’a pas obtenu la reconnaissance méritée. Chez moi, il a tenté à plusieurs reprises de mettre fin à ses jours. Dylan n’a pas couru le risque de mobiliser un gars paranoïaque, malade, à bout (»fucked up«). Il n’en tenait pas grief à Dylan. J’ai emmené Ochs au concert final de 75 (Night of the Hurricane). Il a adoré. Vous savez, Greenwich Village regorgeait de gars sensationnels: Eric Andersen, Jack Eliott, Allen Ginsberg. Les surdoués couraient les rues. Tous adoraient Dylan».

Pourquoi Dylan adoube-t-il le jeune journaliste derrière la Rolling Thunder? «Il voulait une personne qui le respecte, qui ne tombe pas à genoux devant lui. Non mais rendez-vous compte, les comportements frisaient la folie : les fans tournaient devant sa maison pour comprendre le sens de la vie, alors que lui essayait d’élever ses gosses en paix. Le public s’est trompé. Dylan n’a jamais voulu endosser le costume de leader d’opinion. Quand le Vietnam pète à la figure des USA, le chanteur enregistre Nashville Skyline : rien à voir avec la choucroute!» Ratso devient le chroniqueur attitré de l’événement, au-delà de toute espérance. La bande de la tournée l’adopte («je tournais autour, je m’approchais des coulisses, je buvais avec eux, je faisais la fermeture...»). Le fouineur décroche même une des seules interviews existantes de Beattie Zimmerman, la mère de Dylan («comme les autres, elle s’est habituée à me voir tripoter le magnétophone»).

Ratso publie les articles dans le mensuel, s’enferme, essaie d’écrire l’ouvrage à partir de la centaine de bandes magnétiques qu’il ramène. Dépression. L’écrivain consulte. Une cure de Lithium le débloque. Dylan avale en une nuit les 350 pages du bouquin de Ratso. Howard Alk, le co-réalisateur du film sur la tournée (Renaldo and Clara), dévore le pavé dans la foulée, l’appelle, transmet le message : c’est un chef d’oeuvre! Dylan l’oblige à recommencer le montage en cours du film. A la demande de Dylan, Ratso y incarne son propre personnage dans le long (très long: 3h et demi)-métrage. Le film se soldera par un échec cuisant (Ratso, indulgent : «vous connaissez un film de cette longueur qui a marché?»). Au final, le reporter se rend compte que le groupe de la Rolling Thunder Revue l’a accepté, non plus comme rédacteur rapporté, mais intégré comme membre à part entière. Il se souvient : «chaque participant à la tournée a eu droit au bijou lors du banquet final. Je suis le seul non-musicien à qui Sara Dylan, l’épouse de Bob, a offert un collier en argent». Après lecture, Joni Mitchell l’engueule, puis se rétracte («c’est parfait Ratso, ne change rien»). Aujourd’hui, Dylan et lui s’envoient un mail par mois («Il insère toujours un trait d’humour»). Ratso n’a jamais quitté le milieu du rock. Il a composé les paroles sur quatre disques de John Cale (dont l’album entier Artificial Intelligence). Dylan aurait déclaré que On The Road with Bob Dylan. Rolling with the Thunder (le titre de la première parution, en 1978), représentait le Guerre et Paixdu Rock and Roll. Une métaphore irréfutable : Ratso y a gagné son bâton de maréchal.

Bruno Pfeiffer

LIVRES

Rubin Hurricane Carter, Le 16e Round, Les Fondeurs de Briques

Larry Ratso Sloman, Sur la Route avec Bob Dylan, Les Fondeurs de Briques

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