Le jour où le Goncourt a raté Louis-Ferdinand Céline

« C’est du pain pour un siècle entier de littérature. C’est le prix Goncourt 1932 dans un fauteuil pour l’heureux éditeur qui saura retenir cette œuvre sans pareil, ce moment capital de la nature humaine?», écrivit un parfait inconnu répondant au pseudonyme de Céline, pour convaincre le comité de lecture Gallimard de publier son premier roman «Voyage au bout de la nuit».

Gallimard traîna les pieds – «il faudrait élaguer»! –, et se fit souffler l’affaire par un petit éditeur belge. Les Dix du Goncourt peinèrent à escalader le chef-d’œuvre et décernèrent leur grosse timbale aux «Loups» de Guy Mazeline, un jeune «pomponné de la littérature» aux allures de danseur de tango, dorloté par la NRF – où à 32 ans il avait déjà publié plusieurs livres – et qui ne dut pourtant qu’à cette fabuleuse usurpation de ne pas sombrer totalement dans l’oubli.

Avec «Goncourt 32», roman à suspens littéraire, Eugène Saccomano nous plonge avec bonheur, et dégoût, dans les entrelacs de lâchetés et de combines minuscules qui conduisirent les Goncourt à commettre la pire erreur de toute leur histoire, pourtant riche en épisodes cuisants.

En 1906 déjà, Octave Mirbeau affichait son désenchantement: «Jusqu’à présent, nous n’avons pas donné les prix que nous aurions dû donner.» La suite des événements n’y remédiera pas: Giraudoux est écarté en 1909, Colette et Apollinaire l’année suivante. Quatre ans plus tard, Valery Larbaud et Alain-Fournier devront s’effacer devant un certain Marc Elder.

Arrêtons là une liste bien connue, l’histoire de ce prix – dont les créateurs rêvaient de faire le contrepoids aux mascarades de l’Académie française – a accumulé un nombre impressionnant de bévues, faut-il encore s’en émouvoir? Après tout le génie se passe aisément de plumes de paon, quant au roitelet de l’année, l’exil hors des mémoires le punit souvent bien cruellement. Ne serait-il pas sage de clore le chapitre comme Georges Bernanos le fit dans «le Figaro» après la remise du prix: «M. Céline a raté le Goncourt. Tant mieux pour M. Céline»?

Règlements de comptes à O.K. Drouant

Pas si sûr, suggère la lecture de «Goncourt 32». L’atmosphère empoisonnée de règlements de comptes dans laquelle le premier livre de Céline se diffusa ne fut sans doute pas étrangère aux futurs délires paranoïaques et à l’obsession du complot de l’ombrageux docteur Destouches.

A-t-on jamais imaginé de quelles éructations superflues une installation dans la bourgeoisie reposante des «gendelettres» eût pu épurer l’œuvre de celui qui quinze ans plus tard affirmait encore: «J’en périrai, du « Voyage »»? C’est qu’en cet automne 1932 l’expert en «crassouilleries terrestres» vint se frotter à un monde guère plus propre que les dispensaires de banlieue ou les milieux interlopes qu’il connaissait bien: le monde sans pitié des «m’as-tu-lu».

Au terme d’une véritable bataille d’Hernani où les plus grands prirent la plume pour se prononcer, qui eut finalement raison du chef-d’œuvre? Pas même la cécité – qui avait la vue assez basse pour ignorer la supériorité stylistique du «Voyage» sur la lourde fresque bourgeoise concurrente –, l’appât du gain des jurés aiguisé par les fantassins publicitaires de l’édition y suffit.

Rosny aîné, le président du jury? Son dernier roman sera grassement acheté par «l’Intran», le journal où Mazeline est critique, pour y être diffusé en feuilleton. Rosny frère, «l’imbécile»? Hachette, «la pieuvre verte», se chargera de l’amadouer. Le vieux Raoul Ponchon, qui se flatte de ne pas lire les livres qu’il doit départager? Il a des démêlés avec son ancien éditeur. Mme Mazeline – grâce à Dieu avocate – saura y remédier.

Il faudrait aussi mentionner les critiques qui, à l’instar d’un André Malraux devenu homme lige de Gallimard, ne trouvèrent ni le courage ni même l’envie de trahir leur chapelle en ne prêtant pas quelque talent à Mazeline, sage admirateur de Maurras fort bien en cour auprès du gratin littéraire.

Cas d’école en criminologie éditoriale

Le cru 1932 est un véritable cas d’école en matière de criminologie éditoriale, et, à ce qu’on en devine, les turpitudes du milieu n’ont guère changé d’odeur. «Tant de choses se jouent qui ne sont pas littéraires», disait pudiquement Françoise Verny.

Pour un bon livre récompensé – il en est fort heureusement –, combien d’auteurs spoliés? Combien de vies qui bifurquent pour une poignée de flatteries venues à point rassurer «une vieille plume»? Combien de «champs du sang» achetés grâce aux copieux à-valoir qui sont souvent le prix du manquement à l’honnête évaluation due aux auteurs? Autant de questions qui viennent à l’esprit en lisant ce roman à l’heure où, comme chaque année, les éditeurs s’emploient à faire fumer de l’encens sous le nez des jurés.

Sans prétention, «Goncourt 32» parvient aussi à faire revivre sous nos yeux un Céline «encore innocent», le Céline d’avant la posture de Job, le Céline d’avant le voyage au bout de l’outrance, ce Céline qui n’a peut-être jamais existé mais qu’on se plaît pourtant à imaginer.

En contre-jour de cette figure-là, la silhouette de Guy Mazeline – vainqueur défait pour l’éternité – prend chair elle aussi. Dira-t-on l’étrange douleur de celui qui à 96 ans, avant de s’éteindre dans son douillet appartement du 16e arrondissement, trouvait encore les mots justes pour parler à l’auteur des détails de cette journée du 7 décembre 1932, où il avait atteint le sommet de sa petite colline, trop vite et si mal?

Dira-t-on assez l’amertume de celui qui, ayant triomphé par la ruse, se vit condamné à écrire jusqu’à la fin de sa vie le même roman grisailleux à des sauces de moins en moins relevées. L’œil du «clochard» de Meudon était dans la tombe et regardait Mazeline.

Aude Lancelin

Goncourt 32, par Eugène Saccomano,

Flammarion, 264 p.

Eugène Saccomano, bio express

Né en 1936 à Marseille,Eugène Saccomano a été directeur des Sports à Europe 1. Il est l’auteur de «Bandits à Marseille» (Julliard, 1968), dont a été tiré le film «Borsalino», ainsi que de «Berlusconi, le dossier vérité» (Edition°1, 1994). Il a depuis «Goncourt 32» écrit «Céline coupé en deux» (le Castor Astral) et «Giono, le vrai du faux» (le Castrol Astral).

Paru dans « le Nouvel Observateur » du 16 septembre 1999.

De la main de Céline : le manuscrit du « Voyage au bout de la nuit »

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Que faut-il écrire pour avoir le prix Goncourt?

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