Salah Abdeslam arrêté en Belgique avec quatre autres personnes

L’homme le plus recherché d’Europe, Salah Abdeslam, acteur-clé des attentats de novembre à Paris, a été arrêté vendredi à Molenbeek, au cours d’une vaste opération policière, lancée après la découverte d’empreintes du fugitif dans un appartement de l’agglomération bruxelloise, ont confirmé à Libération des sources policières. 

Salah Abdeslam, qui était jusque-là en fuite et activement recherché par la police franco-belge depuis les attentats du 13 Novembre, a été blessé à une jambe. Selon un journaliste de la télévision publique belge RTBF, il a été transféré vers un hôpital.  Quatre autres personnes ont été arrêtées, a annoncé le parquet fédéral belge : un homme nommé Amine Choukri, qui «avait été contrôlé en compagnie d’Abdeslam à Ulm en Allemagne en octobre 2015», et trois personnes ainsi désignées : Amid A., Siad A., et Jemilah M.

Le président français, François Hollande, et le Premier ministre belge, Charles Michel, ont indiqué vendredi soir lors d’une conférence de presse que Salah Abdeslam avait été arrêté avec deux complices. François Hollande a indiqué que la France allait très rapidement demander son extradition. Il a annoncé une réunion, samedi matin, du conseil de Défense, estimant que «si cette arrestation est une étape importante, elle n’est pas la conclusion définitive». 

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Selon Le Soir, la localisation de Salah Abdeslam à Molenbeek, dans une maison de deux étages de ce quartier de Bruxelles d’où il est originaire, a été le résultat des indices recueillis dans l’appartement de Forest, théâtre mardi de fusillades après une perquisition menée dans le cadre du volet belge de l’enquête sur les attentats de Paris. A Libération, une source proche du dossier a précisé que l’adresse exacte de la planque a été connue par la police après une information obtenue mardi auprès d’une personne contactée par Salah Abdeslam. La rue des Quatre-Vents était, depuis, sous surveillance. L’opération de police, qui était initialement prévue pour se dérouler plus tard, a été avancée après des fuites dans la presse, selon lesquelles des traces d’ADN de Salah Abdeslam, ainsi que ses empreintes, ont été retrouvées dans l’appartement de Forest, après les fusillades lors desquelles quatre policiers ont été blessés et un assaillant abattu, Mohamed Belkaïd, un homme qui avait apporté un soutien logistique au commando du 13 novembre, sous l’identité de Samir Bouzid.

LIBERATION

Les Vingt-huit expulsent le droit d’asile

Derrière les grandes proclamations sur le respect des droits de l’homme, du droit international et du droit européen, la réalité est brutale : les vingt-huit États européens vont bel et bien enterrer le droit d’asile accusé d’attirer des centaines de milliers de réfugiés. Le plan germano-turc, présenté lors du sommet européen du 7 mars, et qui prévoit le renvoi quasi-automatique de tous les migrants, économique ou demandeur d’asile, vers la Turquie, a été adopté aujourd’hui par les chefs d’État et de gouvernement, une nouvelle fois réunis à Bruxelles.

· Comment l’Union va-t-elle supprimer le droit d’asile tout en respectant la légalité internationale et européenne ?

« Nous respecterons le droit européen et la Convention de Genève, ce n’est pas possible de faire autrement », a martelé, hier, le président de la Commission, Jean-Claude Juncker. « En tant qu’Européen, nous ne pouvons tourner le dos à l’asile, nous avons l’obligation d’aider les réfugiés », a surenchéri, Frans Timmermans, le vice-président de l’exécutif européen. En réalité, la souplesse du droit permet de rendre légal ce qui est moralement indéfendable.

Contrairement à ce que suggérait la chancelière Angela Merkel, qui a brusquement et sans concertation avec ses partenaires européens, changé son fusil d’épaule, il n’est pas question de renvoyer immédiatement les migrants arrivant dans les îles grecques. La Commission, mais aussi le Haut Commissariat aux réfugiés de l’ONU, a expliqué que cela serait illégal, tout demandeur d’asile ayant le droit de voir son dossier examiné. Tel sera bien le cas, assure la Commission, en application de la directive européenne du 26 juin 2013 « relative à des procédures communes pour l’octroi et le retrait de la protection internationale ».

Si un étranger demande l’asile, il aura la garantie que l’office grec compétent examinera son dossier sur place. Et une procédure d’appel devant un juge, jusqu’à présent inexistante, sera organisée. En attendant la réponse, le candidat réfugié restera confiné dans un camp (ou « hotspot »).Jusque-là, rien à dire : les demandeurs d’asile seront simplement obligés de demander protection à la Grèce, ce qu’ils font peu actuellement, préférant se rendre en Allemagne ou en Suède.

Mais, pour pouvoir renvoyer massivement les demandeurs d’asile, la Commission propose d’organiser l’irrecevabilité de ces demandes en s’appuyant sur l’article 33 de la directive qui prévoit que l’asile sera refusé si l’étranger provient d’un « pays sûr » ou est passé par un « premier pays d’asile ». Un « pays sûr » (articles 36 à 39), c’est un statut accordé par chaque État membre à un pays tiers, comme vient de le faire la Grèce à l’égard de la Turquie : il faut simplement que, dans ce pays, le réfugié ne risque pas d’être persécuté au sens de la Convention de Genève de 1951 et qu’il puisse y obtenir le statut de réfugié. Le « pays de premier asile » (article 35), c’est celui où il peut jouir « d’une protection suffisante ». Certes, chaque demandeur d’asile pourra contester que le pays tiers soit sûr dans son cas (par exemple un kurde syrien), mais il faudra l’établir… Surtout, si l’asile est accordé, il le sera seulement en Grèce.

L’examen étant ainsi individualisé, il n’y aura pas « d’expulsion collective », une pratique bannie par le droit international et la charte européenne des droits de l’homme à la suite des barbaries nazies et soviétiques, mais des expulsions individuelles groupées… Le secrétaire général du Conseil de l’Europe, le Norvégien Thorbjorn Jagland, s’est dit satisfait de ce tour de passe-passe juridique qui revient, en réalité, à refuser l’asile en Europe à toute personne ayant traversé un « pays sûr » ou un « pays de premier asile ».

En décidant d’appliquer massivement ces articles, l’Union régionalise le droit d’asile : il est rare qu’un réfugié n’ait pas, au cours de son périple, traversé des pays où il ne risque rien, la persécution étant souvent limitée à son pays d’origine. Avec ce principe, aucun Cambodgien ou Vietnamien n’auraient obtenu l’asile en France dans les années 80, puisqu’ils ont d’abord séjourné en Thaïlande, un pays sûr. Désormais, il reviendra aux pays se trouvant autour des zones de conflit ou de dictatures de gérer le problème des réfugiés. En réalité, on se demande à quoi sert encore le protocole de 1967 étendant la protection de la convention de Genève de 1951, jusque là limitée à l’Europe, à l’ensemble de la planète.

Quels sont les problèmes pratiques que cette solution soulève ?

Le problème est que la Turquie n’a pas ratifié le protocole de 1967 : le statut de réfugié est réservé dans ce pays aux seuls Européens… Il va donc falloir qu’elle le ratifie ou que l’Union modifie la directive de 2013 pour se contenter d’un statut « équivalent », ce qui est la voie la plus simple. Côté grec, il va falloir installer dans les cinq hotspots chargés de recenser les arrivants, des « officiers de protection » chargés d’examiner les demandes d’asile et surtout prévoir des juridictions ad hoc pour statuer sur les recours, ce qui s’annonce pour le moins difficile quand on connaît le temps que prennent les réformes en Grèce… Il faudra que ces juges spécialisés travaillent non stop afin de statuer au plus vite, sauf à prendre le risque de voir les réfugiés coincés pendant de longs mois dans les îles avec tous les problèmes (santé, éducation, etc.) que cela posera. Enfin, la question éminemment pratique des retours de dizaines de milliers de personnes n’est absolument pas abordée : il faudra sans doute mobiliser l’armée pour assurer le calme et affréter des norias de bateaux chargés de ramener les réfugiés et les immigrés sur les côtes turques. Les images risquent d’être particulièrement choquantes.

Est-ce que l’abandon du droit d’asile va interrompre le flux de migrants ?

Les réfugiés ne représentent qu’environ la moitié, voire moins, du flux actuel. Autrement dit, les migrants économiques tenteront toujours d’entrer par d’autres voies. Pour les réfugiés, l’Union promet d’appliquer le principe du « un pour un » : pour chaque demandeur d’asile renvoyé, elle s’engage à un prendre un réfugié statutaire installé en Turquie. Mais à y regarder de plus près, il n’est pas question d’accueillir des centaines de milliers de personnes. Les Vingt-huit s’engagent seulement à accueillir, sur une base « volontaire », des réfugiés dans la limite du plafond des 160.000 personnes qui doivent être relocalisées comme ils l’ont décidé en juillet dernier. Sur ce contingent, il reste 18.000 places et les Vingt-huit sont prêts à ajouter 54.000 places. Soit 72.000 réfugiés… On est loin du « un pour un » qui ressemble fort à un attrape-gogo destiné à calmer les ONG de défense du droit d’asile. C’est donc bien d’un abandon du droit d’asile qu’il s’agit.

N.B.: Article paru dans Libération du 18 mars.

La conclusion de sommet fait l’objet de cet article, par ici.

Spécial Salon du livre: voler des bouquins, est-ce immoral ?

Le livre est un objet fréquemment protégé par des principes: «Je ne prête jamais un livre», «Je finis toujours un livre», «Je ne corne jamais les pages d’un livre», «Je le referme toujours le soir»… Et bien sûr, l’on entend: «Je ne volerais pas un livre», et à l’inverse: «Je ne vole rien, sauf des livres.» C’est un vol qui s’avoue: «J’ai volé un livre de Cioran dans une librairie de Nantes», dit tranquillement Eric Chevillard, qui ne confesserait certes pas publiquement qu’il a dérobé une voiture ou le manteau d’un petit vieux nécessiteux.

L’objet est si particulier, par ce qu’il véhicule depuis des siècles, comme s’il était la forme la plus concentrée d’humanité, cet objet est si sacré que glisser un volume dans sa poche sans verser la contrepartie habituelle passe pour une sorte de viol religieux, la transgression presque érotique de l’interdit social par excellence. Le livre efface le vol. Voler un livre, ce n’est pas tout à fait voler, pense le voleur, petit Prométhée qui croit dérober le feu. «Notre prof de français, raconte un internaute, nous a même fait un jour l’éloge du voleur de livres car, pour lui, voler un livre c’est beau !»

«Pour un livre, je ne dis jamais voler, dit une jeune femme, je dis piquer. Je pique des livres, c’est tout.» Sartre dit que le «Journal du voleur», de Jean Genet, était une «cosmogonie sacrée». Lequel Genet, au juge qui lui posait la question alors qu’il venait de voler un livre: «En connaissiez-vous le prix ?» répondit sèchement: «Non, mais j’en connaissais la valeur.»

L’acte s’accompagne toujours de l’espoir qu’un livre volé porte en lui plus de vérité qu’un livre acheté, une révélation. Louis Calaferte racontait: «Chez un bouquiniste, rue de Provence, j’ai volé un livre de Cendrars, je devais avoir 18 ans. A partir de ce moment-là, j’ai cessé de lire des romans, des choses sans intérêt. J’ai compris qu’il y avait deux littératures.»

C’est pourquoi le voleur qui lit le livre volé et celui qui le revend ne sont pas du même monde. Le premier jette l’opprobre sur le second. Mais sa morale n’en est pas moins d’une souplesse inévitable: ce livre n’était pas cher, la Fnac est une grosse enseigne qui vole tout le monde, un livre est aussi indispensable que le pain, celui que vole Jean Valjean… C’est une sorte de sport – d’ailleurs le vol de livres est une étape de certains jeux vidéo. Tel grand critique parisien raconte assez fièrement :

J’ai écumé toutes les librairies du quartier Latin. J’en volais des tonnes. Mon plus beau coup, c’est chez Maspero : j’ai emporté les vingt-quatre volumes de l’édition anglaise de Freud. J’ai dit que je reviendrais payer, mais je ne suis jamais revenu.»

On «oublie» de rendre, on choisit («Je payais les petits livres, je volais les gros», dit une journaliste nostalgique), on en emporte sans le vouloir («Je suis un salaud et un sombre crétin/Sans le faire exprès j’ai piqué un bouquin» écrit le Russe Nikolaï Oleïnikov, dans «Un poète fusillé»), ou alors on prétend prendre sa revanche contre tous les vols impunis dont on serait victime, on le fait par refus politique du travail, du marché, de la société. Des raisonnements comparables à ceux de l’ivrogne qui ne peut arrêter de boire et feint de ne pas le vouloir, à ceux du pickpocket de Bresson : la société me le doit bien – une morale liée à l’âge, une morale postpubertaire.

Le vol de livres, c’est la fausse monnaie de la morale. Même l’endurcissement de cette morale est simulé: «Je ne vole que dans les petites librairies, dit un jeune homme, celles qui ont de la peine à survivre. C’est seulement là que j’ai l’impression de vraiment faire le mal. L’idéal, c’est d’être en plus très ami avec le libraire, qui vous fait confiance. Voler un quasi-banquier me laisse parfaitement froid.»

D’ailleurs Maurice Sachs, écrivain brillant, traître professionnel, escroc, juif collaborateur quoique résistant marron, saint patron des voleurs de livres, disait: «On ne trahit bien que ceux qu’on aime.» Godard volait des livres aux membres de sa famille, à ses amis, et Genet revolait les livres qu’il avait offerts. Comme si la honte valait pénitence.

Ou alors, c’est la veulerie, justement, qui serait la forme exemplaire du courage – voir Gide, qui écrit dans «les Nourritures terrestres»: «J’ai souvent songé que voler, plus encore que prendre, est le vrai bonheur.» Et dans «les Faux-Monnayeurs», il raconte que le jeune Georges vole un livre sous les yeux d’Edouard, tout en sachant qu’il est vu. Edouard raconte la scène dans son Journal, qu’il donne à lire plus tard à Georges, retrouvé par hasard, pour lui faire honte. Mais le jeune homme hausse les épaules: l’acte seul compte, l’acte seul est enseignement.

“POUR LE VOL TOTAL DU LIVRE”

En 1976, dans une émission de radio, Marguerite Duras disait: «Je suis pour le vol total du livre. Mais je n’y arrive pas. Je me sens très mal de ne pas le faire. J’ai une peur, une peur panique du vol – je pense que c’est la peur du flic qui se déplace. J’ai fait des choses beaucoup plus dangereuses que cela, pendant la guerre d’Algérie, pendant la Résistance. Ce ne serait rien pour moi.»

Elle souffre de ne pas voler, mais explique qu’elle n’en a pas besoin, qu’elle peut payer: «Ce serait d’une gratuité un peu gidienne. Il faudrait que j’essaie de voler pour quelqu’un. J’accompagne mes amis dans les librairies, je les enlace tendrement pour qu’on les voie avec moi, et que, si on les arrête, ils puissent se servir de mon nom.» Elle se justifie : «L’étudiant est celui qui lit le plus dans la société, et qui en a le moins les moyens.»

Régis Debray commente cette déclaration avec dégoût: «Anarchisme snob, dégueulasse ! Maspero , libraire et éditeur , a été la victime des salopards qui pouvaient le voler en toute sécurité, et prétendaient pour se donner bonne conscience qu’il “se faisait du fric sur le dos de la révolution”. On a tous piqué un livre quand on avait 15 ans, mais en tirer orgueil, en faire presque une vocation, c’est vraiment dégueulasse.»

Qui vole des livres ? «Tout le monde, dit une vendeuse de la Fnac. Quand j’étais dans une librairie du VIIe, il y avait des dames chics qui emportaient les best-sellers. Cela devait les exciter , comme tromper leur mari. Ici, il y a les étudiants, de tout. D’ailleurs rappelez-vous, le Dr Petiot, condamné ensuite pour vingt-quatre assassinats, sur les soixante-trois qu’il revendiquait, a été arrêté pour un vol de livres chez Gibert.»

Parfois l’occasion fait le larron: «A La Joie de lire [Maspero] , je les lisais soit dans l’escalier, soit chez moi, quand je pouvais partir sans payer. Je ne les abîmais pas : je les rapportais, il fallait faire attention, j’avais encore plus la trouille.» Comment font-ils ?

«J’avais un grand manteau, avec de grandes poches, répond un écrivain. J’allais vers un rayon, et j’en prenais huit ou dix d’un coup. Un ami avait un cartable fendu, il les glissait dedans. Ce n’était pas un loser, il ne volait pas du BHL ! Il avait réussi à se faire une collection complète de la Pléiade. Il restait longtemps à l’intérieur, pour donner le change, mais aussi parce que c’est dehors qu’on devient voleur.»

Pour passer les portiques, certains petits malins glissent les livres magnétisés dans des pochettes d’aluminium, dans des briques de lait, qui les rendent indétectables, d’autres (plus grands malins) les mettent sous leur chapeau, de manière à les faire passer au-dessus des détecteurs, qu’ils franchissent alors sans encombre et tête haute. En France, les livres les plus volés sont les petits formats (mangas, poches) et les Pléiade, qui se revendent bien. Et puis, les essais à la fois difficiles et chers: Heidegger, Kant, la psychanalyse, la sociologie.

Quand il pince un voleur, le libraire ne fait pas toujours appel à la police: «Soit il paie le livre, dit-on chez Gibert, soit il le rend. Et on se contente de prendre son identité. S’il recommence, et c’est arrivé, parce qu’il y a des petits voleurs qui sont envoyés en service commandé, qui ont du chiffre à faire et qui donc n’ont pas le choix, ou bien alors s’il s’agit de livres chers, nous appelons la police. Mais elle ne se déplace pas pour un vol d’un montant inférieur à 150 euros.» Au commissariat du Ve , on proteste, bien sûr: «On se déplace quel que soit le montant. On est un service de police, qu’est-ce que vous croyez ?»

Les petits libraires n’ont pas les moyens des grands, qui cumulent vigiles, caméras et antivols, du moins sur les livres chers, car les bandes magnétiques collées sont hors de prix. Certains bluffent, et installent des portiques factices, qui ne sonneront jamais. Dans cette grande librairie parisienne, une vendeuse explique en souriant: «Quand nous prenons un voleur, nous lui disons : “Vous avez sans doute oublié de payer… ” C’est plus élégant que de le traîner chez les flics par la peau du cou. Il sait que nous savons… Et je peux vous dire qu’il ne recommence pas.»

« ILS VIENNENT SOUVENT À DEUX »

Les libraires se désespèrent. Il est impossible d’obtenir une statistique officielle, mais dans une grande enseigne, on compte que la «démarque inconnue» représente 1% du chiffre d’affaires ; chez Gibert, on l’évalue à un jour complet de vente par an. Surtout, l’atmosphère créée est désastreuse: «On n’est pas des flics ! On a du travail, on renseigne les clients. On n’a jamais empêché quelqu’un de prendre des notes, jusqu’à fournir papier et crayon. C’est ça qui est agressant: on ne sait jamais s’il n’y en a pas un qui nous fauche, pendant qu’on en renseigne un autre. Ils viennent souvent à deux. On devient méfiant, c’est très pénible.»

Les grandes chaînes suivent des protocoles, avec gradation dans les sanctions. La Fnac en applique un, mais refuse de le communiquer. Il faut se retourner vers le voleur (qui l’a raconté sur un site):

Je me suis fait prendre ce soir à la Fnac en possession de trois livres (pour un montant de 28 euros). J’ai sonné au portique de sécurité et le vigile a appelé son supérieur. J’ai été amené dans une pièce à part, questionné vivement, on m’a demandé d’avouer (ce que j’ai fait rapidement). Je n’avais pas le moyen de régler les livres. Ils ont pris ma carte d’identité et ont rempli un papier que j’ai dû signer. La police a supervisé de loin tout ça dans le local des vigiles (je n’ai pas été emmené au poste de police). On m’a remis un récépissé de dépôt de plainte (où il n’y a même pas le numéro de registre de la déclaration de plainte). J’ai également observé que la personne qui a signé le papier l’a annoté après que je l’ai signé ( je n’ai pas pu voir ce qu’il a rajouté sur la feuille)…»

Un autre: «J’ai été emmené chez le directeur. Quoi, à votre âge, tout ça, le sermon de morale. Il a réfléchi cinq minutes, et m’a donné à choisir: soit les flics, soit ramasser les papiers autour du Monoprix. J’ai choisi de ramasser les papiers.»

Jacques Drillon

Remerciements à la librairie Voyelle (Paris-15e ) pour la prise de vue.

Article initialement paru dans « l’Obs » du 17 mars 2016.

Exclusif. Pourquoi Edouard Louis se trouve pris dans une tourmente judiciaire

Une œuvre littéraire peut-elle constituer une pièce à conviction dans une affaire pénale? Voici un des enjeux de l’affaire sur laquelle plancheront le 18 mars les magistrats de la 17ème chambre du Tribunal de grande instance de Paris. Héros malgré lui du dernier livre d’Edouard Louis, «Histoire de la violence», Reda B. vient d’assigner en référé le jeune écrivain et son éditeur pour «Atteinte à la présomption d’innocence» et «Atteinte à la vie privée». Il demande l’insertion d’un encart dans chaque exemplaire du livre ainsi que 50.000 euros de dommages et intérêts.

L’histoire commence le 7 janvier dernier, lors de la sortie d’«Histoire de la violence» aux Editions du Seuil. Encensé par une partie de la critique, le livre raconte le viol qu’affirme avoir subi Edouard Louis lors du réveillon de Noël 2012. «Dans ce livre, il n’y a pas une seule ligne de fiction», déclare alors l’écrivain dans un entretien à «Livres Hebdo». Le violeur est identifié sous le diminutif de Reda, kabyle d’une trentaine d’années, qui accoste Edouard Louis place de la République, à Paris.

Sous le charme, Louis l’invite à son domicile. Les deux hommes font l’amour plusieurs fois, avant que la relation ne dégénère, Reda volant le téléphone portable d’Edouard Louis, puis le violant sous la menace d’un pistolet. Histoire similaire à celle relatée par Eddy Bellegueule – le premier nom d’Edouard Louis -, dans sa déposition faite à la police le 25 décembre 2012. Une plainte qui, jusqu’à la sortie d’«Histoire de la violence», n’avait pas permis de retrouver le fameux Reda.

Les illusions éperdues d’Edouard Louis

Et voilà que, par un drôle de hasard, le Reda en question se voit interpellé à Paris le 11 janvier, soit quatre jours après la sortie du livre, pour une affaire de stupéfiants. Il est sans papiers mais le relevé de ses empreintes permet de l’identifier: des traces ADN avaient en effet été prélevées dans l’appartement d’Eddy Bellegueule après la plainte de ce dernier. Selon J.D., le petit ami de Reda, que nous avons rencontré cette semaine, ce dernier aurait nié tout acte de violence à l’encontre d’Eddy Bellegueule.

« Il avait complètement oublié cette histoire, jusqu’à ce qu’on lui présente des photos de l’écrivain, dit-il. Il reconnaît avoir passé la nuit avec lui, mais il ne l’a jamais violé et n’a jamais eu d’arme en sa possession. De sa vie, il n’a jamais été mis en cause pour une histoire sexuelle.»

Malgré les dénégations de Reda, le Parquet requiert sa mise en détention provisoire. La juge des libertés va dans le même sens et, de manière surprenante, cite dans son ordonnance la parution du livre comme une circonstance aggravante justifiant le placement en détention:

« La détention de X (…) constitue l’unique moyen de mettre fin au trouble exceptionnel et persistant à l’ordre public qu’a provoqué l’infraction en raison de sa gravité, des circonstances de sa commission, de l’importance du préjudice qu’elle a causé, en ce que la qualification vise un viol sous la menace d’une arme; que l’une des victimes est écrivain et qu’à l’occasion de la sortie de son dernier roman « Histoire de la violence » sous la signature d’Edouard Louis se sont trouvés évoqués publiquement à nouveau ces faits dont les conséquences préjudiciables ont pu être réactualisées, alors que le mis en cause est interpellé plusieurs années après les faits mais au moment de la parution du roman.»

Plus prudente, la Cour d’Appel de Paris, saisie par les avocats de Reda, confirmera la mise en détention, mais sans reprendre l’argument de la parution du livre d’Edouard Louis.

« En France, mieux vaut ne pas être violé quand on est pédé! »

Autre bizarrerie dans cette affaire, l’inertie des services de police trois ans durant. Riahd B., le vrai nom de Reda, était tout sauf un inconnu. Déjà condamné pour des faits de vol, il avait été incarcéré plusieurs mois en 2014. Aucun lien n’avait pourtant été établi à ce moment-là avec la plainte déposée par Eddy Bellegueule. «En France, mieux vaut ne pas être violé quand on est pédé !, s’emporte Emmanuel Pierrat, l’avocat d’Edouard Louis. La justice et la police se réveillent quand une histoire de viol devient un best-seller.»

La pierre angulaire du dossier repose maintenant sur cette question : les éléments disséminés dans Histoire de la violence permettent-ils l’identification de Reda? J.D. dit avoir reconnu son ami dès les premières lignes: «son nom, mais aussi sa description physique, sa façon de parler, son orientation sexuelle, le quartier où il traîne, ses origines kabyles.»

Accusations balayées par Me Pierrat : «Reda est un des dix prénoms les plus donnés dans le monde maghrébin pour les garçons de cette génération ! Louis délivre dans son ouvrage les mêmes éléments que ceux qu’il a donnés aux policiers. Aujourd’hui encore, personne ne sait qui est Reda: dans les documents judiciaires qui nous ont été transmis, il est présenté sous trois identités différentes.»

Sollicités par «L’Obs», Thomas Ricard et Matthieu de Vallois, les avocats de Riahd B., n’ont pas souhaité réagir.

Vérité littéraire et vérité judiciaire

Au-delà de l’identification d’un personnage réel dans une œuvre littéraire, se pose surtout la question du respect de la présomption d’innocence. Dans «Histoire de la violence», Edouard Louis présente Reda comme son violeur. Pour l’heure, c’est une vérité littéraire. S’accordera-t-elle avec la vérité judiciaire, c’est-à-dire le jugement qui tranchera cette histoire?

Voici en tout cas la partie civile Eddy Bellegueule devant composer avec l’écrivain Edouard Louis. Lequel, énième paradoxe, explique dans son ouvrage qu’il n’avait pas eu l’intention de porter plainte:

« Je pensais J’ai peur de la vengeance (…) et j’ajoutais (…) que c’était pour des raisons politiques que je ne voulais pas porter plainte, que c’était à cause de ma détestation de la répression (…), parce que je pensais que Reda ne méritait pas d’aller en prison»

Puis : « je disais seulement que je ne voulais pas que cette histoire s’étire sur les mois à venir, j’expliquais qu’une procédure me forcerait à me répéter encore et encore, que ce qui s’était passé deviendrait d’autant plus réel.»

Etrange immixtion de la réalité dans un romanesque qui n’en manquait déjà pas, comme si, se poussant du col, elle venait réclamer la part de lumière qui lui était due. Etrange confusion aussi, un livre devenant potentiellement un élément à charge – ou à décharge – dans une instruction pénale.

David Le Bailly

Les romanciers peuvent-ils encore s’inspirer de personnes réelles?

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VIDEO. Que vaut l' »Histoire de la violence » d’Edouard Louis?

Les 1ères pages de « Histoire de la violence »

Histoire de la violence publié par seuil

Renaud Lavillenie en cinq sauts victorieux

BEST OF.

Renaud Lavillenie a conquis cette nuit son deuxième titre de champion du monde en salle de saut à la perche. Le Français s’est imposé à Portland (Oregon, USA) avec un saut à 6,02m, le dix-huitième de sa carrière au-dessus de la barre des 6,00m.

L’occasion de revenir sur une carrière couronnée d’or. De son premier record de France à Leiria (Portugal) en 2009 à son record du monde sous les yeux de Serguei Bubka, en passant par son titre olympique aux JO de Londres, rétrospective de sa carrière en cinq sauts qui ont bâti sa légende.

Code du travail : à l’Assemblée, la majorité prépare un autre compromis

C’est un second compromis qui se prépare. Alors que la nouvelle mouture du projet de loi de réforme du code du travail doit être adoptée mercredi en Conseil des ministres, les députés socialistes préparent déjà la prochaine étape : celle des amendements. «Le gouvernement a compris qu’il fallait laisser du mou aux parlementaires, explique le socialiste Christophe Sirugue, futur rapporteur du texte à l’Assemblée nationale. Ma ligne de conduite n’est pas de démolir le texte mais d’entendre ce que disent mes collègues du groupe.» Dans un rôle de «démineur», dit-il, le député de Saône-et-Loire multiplie les rendez-vous avec Matignon et le ministère du Travail pour préparer la discussion parlementaire qui débutera fin mars-début avril en commission des affaires sociales.

Lundi, devant la presse, Manuel Valls s’est montré «évidemment» ouvert à «des évolutions» au Parlement. Mais le Premier ministre a tracé les lignes jaunes : députés et sénateurs pourront modifier le texte dans un «souci de […] juste équilibre» entre «dialogue social» d’un côté et «souplesse» et «compétitivité» pour les entreprises de l’autre. La bataille entre le gouvernement et sa majorité devrait ainsi porter sur l’article concernant les licenciements économiques. Ce fameux «30 bis», arrivé au dernier moment dans l’avant-projet de loi sous la pression du ministère de l’Economie. S’ils étaient demandeurs au départ d’un «retrait» de ce passage du texte, les députés socialistes de la commission des affaires sociales devraient désormais discuter d’une batterie d’amendements pour restreindre la définition du licenciement. Ils vont ainsi proposer que le motif du licenciement d’un salarié refusant un accord de maintien dans l’emploi reste «économique» et non pas «personnel» comme le propose le nouveau texte. Ils veulent également renforcer le rôle du juge et trouvent «trop floue» la définition donnée d’une «dégradation de la situation économique et financière». Ils comptent également élargir le périmètre de cette définition, aujourd’hui limitée à la France, et regarder les résultats économiques de l’entreprise «au moins» à l’échelle européenne si ce n’est mondiale. Problème : Matignon ne veut pas toucher à ce périmètre, casus belli pour le Medef.

Par ailleurs, des signaux aux TPE-PME devraient aussi être envoyés. «Elles ont un vrai problème de complexité administrative, souligne Sirugue, des procédures lourdes, pas sécurisées. On va faire des propositions.» Le futur rapporteur compte également «muscler» le compte personnel d’activité et fait la liste des sujets que ses collègues vont vouloir porter dans la discussion parlementaire. L’ex-ministre Benoît Hamon va ainsi tenter une nouvelle reconnaissance du burn-out dans la loi. A l’aile gauche du PS, on veut porter – notamment – des amendements pour «lutter contre le salariat déguisé dans l’économie numérique», fait savoir le député de la Nièvre, Christian Paul. Après avoir auditionné cette semaine les responsables de FO, de la CGT, de l’Unef, de l’UNL et des professeurs en droit du travail, ces députés socialistes qui appellent toujours à un retrait du projet de loi pour «le réécrire» devraient présenter, en début de semaine prochaine, leurs propositions pour «une autre réforme».

Lilian Alemagna

Pub commerciale sur Radio France : le CSA d’accord mais sous conditions

Le CSA s’est dit d’accord pour la diffusion de publicités commerciales sur les antennes de Radio France, mais a réclamé davantage de garde-fous et souhaité que l’absence de publicité sur France Culture, France Musique et FIP, soit inscrite noir sur blanc, dans un avis publié mercredi.

Le gouvernement avait soumis au CSA un projet de décret qui doit ouvrir les stations de Radio France à toutes les publicités de marques commerciales, mais en réduisant le temps de publicité à l’antenne.  Une petite révolution pour les auditeurs, car depuis 1987, les radios publiques ne pouvaient diffuser que des messages de «publicité collective ou d’intérêt général» (grandes causes, groupe publics, mutuelles…). 

Le texte autorisera Radio France à accueillir tous les annonceurs sauf les promotions de la grande distribution et les boissons alcoolisées de plus de 1,2 degré. La publicité sera plafonnée à 17 minutes par jour en moyenne annuelle par station, au lieu du plafond actuel de 30 minutes. Les radios commerciales peuvent elles diffuser environ 12 minutes par heure.

Dans cet avis, le Conseil supérieur de l’audiovisuel préconise quelques limites supplémentaires : notamment, que les publicités sur Radio France soient précédées d’un jingle spécifique et que la durée de chaque séquence de pub n’excède jamais 1mn30. Il recommande en outre que le gouvernement fixe un pourcentage maximal des recettes pour un seul annonceur, afin d’éviter qu’une marque n’occupe trop d’espace sur les ondes. Autre recommandation, fixer une durée maximum pour les messages diffusés dans le cadre de partenariats, dont ceux liés à des événements culturels et sportifs. 

Radio France devra aussi, suggère le CSA, contrôler plus précisément la durée de ses diffusions publicitaires et lui transmettre un relevé mensuel.  Il demande enfin le réexamen du dispositif dans les deux ans, pour évaluer l’impact sur l’économie du secteur. Un souhait des radios privées, inquiètes de cette concurrence sur un marché publicitaire radio en recul.  En revanche le CSA ne demande pas, comme le voulaient les radios privées, un plafonnement des recettes publicitaires de Radio France.

Pour éviter que de nouvelles publicités «ne déconcertent les auditeurs», le CSA demande de «préserver le confort d’écoute du public». La publicité représente 6% du budget de Radio France soit 42 millions attendus en 2016 sur un budget total de plus de 690 millions, avec un déficit de 16,5 millions. 

AFP

Etats-Unis : un ancien espoir du baseball raccroche, écoeuré par les insultes homophobes

Un ancien espoir de l’équipe de la Ligue majeure de baseball (MLB) des St Louis Cardinals Tyler Dunnington a mis un terme à sa carrière en 2015 parce qu’il est gay et ne supportait plus les insultes homophobes de coéquipiers et entraîneurs, a-t-il révélé mercredi.

«J’étais l’un de ces malheureux sportifs gays qui gardaient leur secret et qui ont été confrontés à l’homophobie dans le sport qu’il aimait», a écrit Dunnington dans un courrier à Outsports, un site internet qui couvre les questions homosexuelles dans le sport, amateur et professionnel. Dunnington, 24 ans, avait été choisi par les Cardinals lors de la Draft 2014: St Louis l’a ensuite envoyé s’aguerrir dans un championnat secondaire avec l’une de ses équipes affiliées, le GCL Cardinals en Floride.

Après une saison, il a décidé à la surprise de sa famille et ses amis à qui il n’avait pas révélé qu’il était homosexuel, de mettre un terme à sa carrière, sans donner de raisons. «J’ai été confronté à des remarques de coéquipiers et d’entraîneurs qui se disaient prêts à tuer des gays, et chacune de ses déclarations était comme un coup de couteau au coeur pour moi», a-t-il expliqué. «J’étais malheureux alors que je pratiquais le sport que j’adorais, j’ai finalement décidé que je devais arrêter de jouer pour sauver ma santé mentale», a souligné Dunnington.

«Je veux non seulement partager mon histoire, mais aussi m’excuser de ne pas avoir utilisé alors mon statut pour changer les choses, abandonner n’est pas la meilleure façon de répondre à l’adversité et j’admire les athlètes qui agissent en pionniers», a-t-il conclu. Les St Louis Cardinals ont indiqué dans un communiqué qu’ils allaient diligenter une enquête interne: «C’est très decevant et nous espérons que chaque joueur, chaque dirigeant, chaque employé sente qu’il est traité de manière égale et juste», ont-ils indiqué. Aucun joueur de MLB n’a jamais ouvertement reconnu qu’il était homosexuel.

AFP

« Les Ogres » : un film époustouflant sur un théâtre ambulant

Les ogres ont faim. De vie, de nourritures puissantes, de paysages, de public nombreux, de grands textes, de musiques cuivrées, de chamailleries, d’amitié et d’amour. Les ogres sont braillards, échevelés, négligés, mal fagotés, éruptifs, impudiques, idéalistes. Ils font peur à une société où tout est si petit. Et puis les ogres ne tiennent jamais en place. Précédés par des parades bon enfant, ils vont en caravane de ville en ville, à la bordure desquelles ils n’en finissent pas de planter et déplanter leur chapiteau. Ils empruntent à la fois au cirque à l’ancienne et au théâtre itinérant. Ce sont, en somme, des comédiens circassiens, des acrobates tchékhoviens, qui font, sans filet, de la voltige avec « l’Ours », du trapèze avec « la Noce » et des sauts périlleux avec « Platonov ».

Ils aiment tellement jouer la comédie qu’ils ne peuvent pas s’empêcher de transformer leur existence chaotique en perpétuelle tragi-comédie : les vieux couples s’adorent et se déchirent, les larmes succèdent aux rires, les grands enfants vexés quittent la troupe sans se retourner, les grossesses sont malmenées par les kilomètres, les roulottes ne protègent plus aucun secret, les haltes dans les bistrots donnent lieu à des batailles rangées (à base de semoule) avec les autochtones, et les caisses de la troupe sont presque toujours vides.

Adèle Haenel, lumineuse

C’est infilmable, et pourtant Léa Fehner l’a filmé. Caméra portée et en mouvement, épousant jusqu’au tournis la piste circulaire à 360°, faisant la part belle aux improvisations, et semblant toujours pressée de prendre son temps (deux heures et demie !), la jeune réalisatrice de « Qu’un seul tienne et les autres suivront » signe un deuxième film époustouflant. Où tout est dit de la candeur et de la ferveur de ces pèlerins du théâtre que rien n’arrête dans leur course folle ; de la puissance et de la fragilité de ces familles recomposées qui vivent en autarcie et dans la précarité, mais ont la fierté de leur art.

Elle-même enfant de la balle, Léa Fehner, 34 ans, n’a pas craint d’embarquer dans l’aventure ses propres parents, François Fehner et Marion Bouvarel, qui ont fondé il y a vingt ans un théâtre ambulant, L’Agit, et qui règnent ici sur une troupe imaginaire dans laquelle la lumineuse Adèle Haenel se fond comme si elle avait grandi sur les routes.

Alors bien sûr, les raisonneurs, les culs-pincés, les curistes, les sédentaires, les fans de cinéma congelé et les abonnés des salles en velours rouge trouveront ces ogres trop exubérants, trop rabelaisiens, trop felliniens, trop hurleurs, trop partageurs, trop généreux. Mais on les plaint. Ils sont déjà morts, et Léa Fehner est vivante. Applaudissements.

Jérôme Garcin

♥♥♥♥ « Les Ogres« , par Léa Fehner. Comédie dramatique française, avec Adèle Haenel, Marc Barbé, Lola Dueñas, François Fehner (2h25).

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