Mois : octobre 2015

Quinze ans de prix littéraires au scanner

Mettre la foisonnante complexité du roman en statistiques est à la mode. Les départements universitaires d’études littérairesles plus pointus ne prennent plus la peine de lire les livres: ils les numérisent et les tamisent à coups d’algorithmes, pour analyser la longueur des phrases, le nombre de mots à occurrence unique et des choses de ce type.

Il y a quelques semaines, nos confrères de Slate.fr et de « Livres Hebdo » se sont amusés à chiffrer la rentrée des lettres. A quelques jours des prixlittéraires, nous nous sommes penchés sur le palmarès de ces quinze dernières années. Nous nous sommes limités aux romans de langue française et aux quatre grands prix d’automne : Goncourt, Renaudot, Femina et Médicis. L’échantillon, comme on dit, ne reflète pas l’ensemble de la production littéraire francophone contemporaine, mais il dit quelque chose de la littérature instituée, récompensée, légitimée. Il parle aussi des prix eux-mêmes, de leurs manies, leurs curiosités, leurs lacunes. Et donc du lectorat français.

La première des leçons est que le roman rechigne à la mise en data. Nous sommes partis avec des idées simples: recenser le genre des livres primés, le sexe des personnages prin

Palmyre, comme si elle était restée intacte

Je ne connais pas Paul Veyne, enfin pas personnellement. J’aimerais le rencontrer, lui parler, je me sentirais sans nul doute meilleur, plus éclairé, plus ouvert à ce monde qu’il a su si bien interpréter. En historien.

Je ne connais pas Paul Veyne, mais je l’ai lu et relu, je l’ai annoté et médité, j’ai recommandé à mes étudiants de le lire avec soin, car ils ne pouvaient en sortir que grandis.

Je ne connais pas Paul Veyne, mais je connais Palmyre, ou du moins je la connaissais, avant que des criminels indignes de toute religion n’en pulvérisent certains des plus beaux monuments. Pulvérisent, littéralement, afin d’en interdire toute reconstruction.

J’ai arpenté les ruines d’Alep dans la guerre d’Assad et la révolution de son peuple. J’ai pleuré dans la cour de la mosquée des Omeyyades, entre deux tirs d’assassins. Mais les pierres du minaret écroulé étaient toujours là, en tas informe, pourtant prêtes à la renaissance un jour.

Rien de cela à Palmyre où les bourreaux de notre temps ont pulvérisé le temple de Bel, celui de Baalshamin et l’Arc de Triomphe, entre autres saccages. Et nous, ici, à comptabiliser ces pertes irréparables. Impuissants d’avoir laissé sur son trône de sang ce même Bachar qui a livré Palmyre aux jihadistes, au printemps dernier.

Pauvres habitants de Palmyre

Car Palmyre était aussi Tadmur, en arabe, la pire des geôles des Assad père et fils, le cul-de-basse-fosse où les infiltrations de l’oasis pourrissaient les os des damnés. Des centaines de détenus y furent massacrés en 1980, en «représailles» d’un tyrannicide avorté. Le premier acte des jihadistes, après leur prise de la ville sans grand combat, fut de détruire cette prison. Ils effaçaient ainsi les traces du crime de ces Assad à qui ils doivent tant.

Je savais Tadmur, pourtant j’aimais Palmyre, je suis comme mille autres tombé sous son charme. Matthias Enard vient de brosser dans son roman «Boussole» des pages fabuleuses sur Palmyre. J’ai moi aussi dormi à l’hôtel Zénobie, j’ai escaladé les dunes de sable à l’aube et j’ai palabré avec les bédouins très avant dans la nuit. Mes deux garçons, désormais adultes, y ont chevauché chameaux et galopé calèches.

Pauvres habitants de Palmyre, si longtemps abandonnés à la soldatesque d’Assad, aujourd’hui pieds et poings liés sous le joug jihadiste ! Qui est venu à votre secours, quand Obama bombarde sans conscience et Poutine sans remord? Indifférents, tellement indifférents au sort de Palmyre et de ses habitants. L’aviation russe a d’ailleurs pilonné le site byzantin de Sergilla, bijou du Vème siècle dans le nord-ouest de la Syrie, sans qu’une voix s’élève contre ce scandale.

Palmyre sera libérée un jour grâce aux Syriennes et aux Syriens qui résistent à la face d’un monde aveugle et sourd. Mais Palmyre aura à jamais été défigurée par les monstres de ce siècle.

Tombeau de Palmyre

Et c’est pourquoi le livre de Paul Veyne est si précieux. Dans sa magnifique fresque de l’histoire palmyréenne, il offre à voir et à comprendre ce que fut, aux confins de l’Empire romain et de la Perse, ce moment de notre humanité. Il nous rend présent, palpable, ce que les jihadistes voudraient effacer, éradiquer, réduire en poussières insaisissables.

La densité d’informations de cet essai est impressionnante, bien qu’elle ne pèse jamais sur un récit enlevé, parfois captivant, souvent pittoresque. On saisit enfin ce qu’est d’être Romain pour un Araméen, comment d’immenses fortunes ont pu se nourrir des caravanes à Palmyre, comment Zénobie a pu croire le pouvoir suprême de l’Empire à portée de sa main. Le cahier de photographies centrales fait écho aux descriptions d’architecture et d’urbanisme. Ce n’est pas Palmyre comme si vous y étiez, c’est Palmyre comme elle aurait dû, une fois entrée dans l’Histoire, y demeurer intacte.

L’érudition est fluide dans cet essai, fluide comme une conversation au coin du feu, comme une ballade dans ce désert si proche et si lointain. On devine ce qu’il a fallu mobiliser de science et d’intelligence pour conjurer désespoir et accablement. Car y céder aurait été faire le jeu des monstres aujourd’hui déchaînés en Syrie. Paul Veyne, en dressant ce tombeau à Palmyre, illustre l’Histoire dans ce qu’elle a de plus noble, car elle nous élève vers la mémoire, donc l’espoir. Qu’il en soit remercié.

Jean-Pierre Filiu (*)

Palmyre. L’irremplaçable trésor, par Paul Veyne,

Albin Michel, 144 p., 14,50 euros (en librairie le 2 novembre).

(*) Jean-Pierre Filiu est professeur des universités à Sciences Po (Paris) en histoire du Moyen-Orient contemporain. Il vient de publier «Les Arabes, leur destin et le nôtre», aux Editions La Découverte.

Paul Veyne, bio express

Professeur honoraire au Collège de France, Paul Veyne, né en 1930, est l’un des plus grands historiens de l’Antiquité romaine. Il a publié chez Albin Michel, une oeuvre importante dont, récemment, « Quand notre monde est devenu chrétien », « Foucault, sa pensée, sa personne », « Mon musée imaginaire », et une traduction de « l’Enéide ». Lauréat en 2014 du prix Femina essai avec un merveilleux livre de souvenirs, « Et dans l’éternité je ne m’ennuierai pas », il publie, ce 2 novembre 2015, « Palmyre. L’irremplaçable trésor » (toujours chez Albin Michel).

Somalie : au moins 12 morts dans l’attaque d’un grand hôtel de Mogadiscio

Au moins douze personnes ont été tuées dimanche dans l’attaque d’un grand hôtel de Mogadiscio, la capitale somalienne, par des islamistes shebab. Il s’agit de l’hôtel Sahafi, situé près du carrefour K4 et fréquenté par des parlementaires, des fonctionnaires et des hommes d’affaires. Un porte-parole des shebab, Abdulaziz Abu Musab, a déclaré en début de matinée dans un communiqué que «les combattants moudjahidin (avaient) pris le contrôle de l’hôtel Sahafi, où des apostats et des envahisseurs chrétiens résidaient»

En fin de matinée, l’Agence nationale somalienne de renseignements a déclaré que l’attaque était terminée, même si les forces de sécurité continuaient à fouiller le bâtiment et que les shebab affirmaient avoir encore des combattants à l’intérieur.

«Les agresseurs ont fait exploser une voiture piégée pour ouvrir un passage avant d’entrer à l’intérieur de l’hôtel», a déclaré un responsable de la police, Abdulrahid Dahir. Des témoins ont rapporté avoir vu plusieurs corps de personnes tuées dans l’explosion initiale. Une seconde forte explosion a été entendue. Les shebab se sont ensuite précipités à l’intérieur. Des témoins ont fait état d’intenses échanges de coup de feu et d’autres déflagrations. Un journaliste figurerait parmi les personnes tuées, selon ses collègues, ainsi qu’un ancien chef d’état-major de l’armée somalienne.

Hôtel fortifié

L’envoyé spécial de l’ONU en Somalie, Nick Kay, a condamné une «attaque sanglante», qui met selon lui en évidence la nécessité d’aider les forces de sécurité somaliennes à prévenir de telles attaques. Les shebab, qui luttent pour renverser le gouvernement somalien soutenu par la communauté internationale, ont déjà mené par le passé plusieurs attaques contre des hôtels de Mogadiscio. Le recours à des véhicules remplis d’explosifs et conduits par des kamikazes, pour ouvrir l’accès à des assaillants à pied vers l’intérieur d’un bâtiment, est une tactique fréquemment employée par les shebab.

Comme d’autres établissements internationaux de Mogadiscio, le Sahafi est fortifié. C’est dans cet hôtel que deux agents des services de renseignement français avaient été enlevés en 2009. L’un avait ensuite réussi à s’échapper, mais l’autre avait été tué par les shebab lors d’une opération destinée à le libérer en 2013.

De nouvelles allégeances à l’Etat islamique

Les shebab, chassés depuis mi-2011 de Mogadiscio, puis de leurs principaux bastions du centre et du sud somaliens, contrôlent toujours de larges zones rurales, d’où ils mènent des opérations de guérilla et des attentats suicide – parfois jusque dans la capitale somalienne – contre les symboles du fragile gouvernement somalien ou contre l’Amisom. Ils ont aussi mené une série d’attaques meurtrières au Kenya voisin, qui fournit des troupes à l’Amisom depuis octobre 2011.

Cette semaine, le président somalien Hassan Sheikh Mohamud a demandé aux shebab de se rendre, alors que des informations ont circulé sur un changement d’allégeance de certaines factions, qui auraient quitté Al-Qaeda et seraient désormais affiliées à l’Etat islamique. Hassan Sheikh Mohamud a estimé que ces divisions étaient «symptomatiques d’un groupe en pleine perdition» et a prévenu que les Somaliens «n’avaient pas besoin d’une nouvelle manière de répandre l’horreur et la répression».

Climatosceptiques : fabrique de martyr, mode d’emploi

Il y avait une erreur à ne pas commettre. Une seule. Et tout indique que la direction de France Télévisions est en train de la commettre : licencier ­Philippe Verdier, le chef du service météo de France 2, pour délit de climatoscep­ticisme.

Sous le titre Climat investigation, Philippe Verdier a publié, au début du mois, un livre confus, fourmillant de questions sans réponse, de graphiques non sourcés, ne comportant ni notes ni bibliographie, et éclatant en imprécations diverses ­contre de mystérieux conspirateurs qui viseraient à «éliminer» tous les «avis contraires» (à quoi ? ce n’est pas dit), ou encore à «maintenir les Français dans la peur par un matraquage sans précédent». Il dénonce les «liens dangereux» entre «lobbys économiques, associations écologiques, gouvernements et religions», tout ceci d’autant plus pernicieux que «la France est pourtant parmi les pays les moins touchés par le changement climatique».

À lire aussi  France2, Verdier sur la sellette, Climat, une bonne dose antisceptique

Autant dire que ce non-livre n’aurait logiquement jamais dû trouver d’éditeur. Tout aussi logiquement (mais en vertu d’une autre logique), il en a tout de même trouvé un. Quel bonheur, quelle aubaine, de pouvoir enregistrer une vidéo promotionnelle commençant ainsi : «Tous les soirs, je m’adresse à 5 millions de Français pour vous parler du vent, des nuages, du soleil. Pourtant, il y a quelque chose de très important que je n’ai pas pu vous dire parce que ce n’est ni le lieu ni le moment : nous sommes otages d’un scandale planétaire sur le réchauffement climatique. Une machine de guerre destinée à nous maintenir dans la peur.» Et encore ceci : «Un climatosceptique, c’est quoi ? Un ami du climat, c’est quoi ? Ce clivage n’a aucun sens», affirmait-il. Les conférences pour le climat ? «C’est le lieu d’expression d’une science politisée, pas du tout indépendante, uniquement tendue vers la quête de preuves venant confirmer son primat initial : le réchauffement ­climatique est avéré et l’homme en est le principal responsable.»

Bref, l’auteur n’a pas tranché le point de savoir si l’on était vraiment dans une dictature des ­réchauffistes ou seulement dans un régime semi-autoritaire. Il pense qu’il existe un grand complot, mais n’en a pas vraiment démasqué les auteurs.

Aussi délirant que soit tout l’épisode, France Télévisions aura beaucoup de mal à trouver un motif juridique au licenciement éventuel de Philippe Verdier. Le droit du travail ne lui impose nul­lement de prendre acte du consensus scientifique sur le réchauffement clima­tique. Si le négationnisme est un délit pénal, ce n’est pas le cas du climatoscepticisme. Comme il est vraisemblable que le groupe dispose de juristes qualifiés, il est probable qu’il le sait, et s’il a tout de même préféré cette solution-là, c’est pour des raisons autres que juridiques. Evidemment, on peut faire valoir que ce sera désormais difficile pour les journalistes du service météo de travailler sous ses ordres. Evidemment, il a utilisé l’image de France 2 pour la promotion de son livre. Evidemment, si France 2 ne le licencie pas, la chaîne publique sera accusée de complaisance vis-à-vis du climato-scepticisme. Mais tout ceci ne suffira sans doute pas devant les prud’hommes.

Le juridique, pourtant, n’est pas tout. C’est pour une autre raison, que le licen­ciement de ­Philippe Verdier serait une erreur. La direction de France Télévisions n’a peut-être ­jamais entendu parler de l’effet Streisand, cette loi d’Internet qui démultiplie instantanément l’impact de tout message que l’on tente de censurer. Un licenciement ferait instantanément accéder le présentateur au statut de martyr du climatoscepticisme. A lui la dénonciation planétaire des «vérités officielles», des religions d’Etat,

Mais alors, que faire ? Des solutions existent. La chaîne pourrait lui trouver une nouvelle affectation, par exemple, en vertu de ses compétences, le nommer envoyé spécial permanent dans l’Arctique ou l’Antarctique. Ou, plus près, l’envoyer en reportage sur le glacier d’Ossoue, dans les Pyrénées, qui a perdu la moitié de sa surface en un siècle et fond de 1,80 m par an, dans la forêt des Trois-Fontaines, en Champagne, où la natalité des chevreuils souffre des printemps précoces, sur les plages de Vendée, où le réchauffement de l’eau pro­voque la prolifération d’une bactérie qui provoque aussi une recrudescence des diarrhées, ou encore sur le lit­toral du Pas-de-Calais, où l’érosion menace les polders, sur lesquels vivent 450 000 personnes. Tous territoires bien de chez nous, que recensait Libération vendredi 30 octobre, et sur lesquels déjà se font sentir les effets du changement climatique.

Daniel Schneidermann

Entre Sansal et Kaddour, l’Académie française ne tranche pas

L’Académie française n’a pas su choisir. Pour le centième anniversaire de son Grand Prix du roman, elle a décerné son trophée, ce jeudi 29 octobre, à deux romans d’un coup, tous deux parus chez Gallimard: «2084», de Boualem Sansal, et «les Prépondérants», de Hédi Kaddour, sont lauréats ex-aequo. Ils ont chacun obtenu onze voix au quatrième tour de scrutin, contre une à Agnès Desarthe, pour «Ce coeur changeant» (L’Olivier). Les deux écrivains succèdent à Adrien Bosc. Etonnamment, leurs deux romans évoquent, de manières très différentes, l’histoire tourmentée du Maghreb.

« 2084 », fable orwellienne un peu ratée

Grand événement de cette rentrée littéraire, «2084» de l’Algérien Boualem Sansal fait directement référence au «1984» de George Orwell. Il se déroule dans un pays fictif, nommé Abistan, gouverné par des fondamentalistes religieux soumis au dieu Yölah – évocation transparente de l’islamisme, dont Sansal dénonce la place grandissante dans le monde arabe, et plus particulièrement dans son pays, depuis 15 ans.

Le récit suit un fonctionnaire nommé Ati, libre penseur dont la foi vacille, qui découvre un«ghetto» sous-terrain peuplé de gens qui ne croient pas en Yölah.

Le succès du livre s’explique peut-être plus par la passionnante personne qu’est Sansal, ou par l’urgence de son sujet, que par le texte lui-même. En tant que fable, «2084» souffre en effet d’un didactisme qui rend le récit lourd et abstrait, et empêche de s’intéresser au sort des personnages.

Le texte est en revanche porté par une joie du sacrilège : Sansal, dans les pages où il se fait l’anthropologue de cette civilisation qui n’existe pas, éprouve un plaisir manifeste à parodier le dogme musulman et les mécanismes qui transforment la foi en instrument de domination politique. Orwell n’est pas là pour rien. Le grand mérite du livre est de rattacher l’islamisme à la grande famille des totalitarismes.

On y retrouve les motifs récurrents de son œuvre romanesque, qu’il a systématisés dans plusieurs essais, à commencer par son pamphlet de 2013, «Gouverner au nom d’Allah»: sa colère contre une langue arabe surchargée de piété,«chant sidéral et envoûtant» qui ne laisse pas d’autre choix que la soumission à Dieu; contre la falsification de l’histoire algérienne, son arabisation forcée, l’effacement de son origine berbère et de son héritage français; contre le culte du martyr omniprésent dans l’islam; contre un pouvoir religieux qui a transformé des pays entiers en enclaves moribondes, où rien ne peut se passer parce que tout est interdit.

Ancien ingénieur et haut-fonctionnaire (il a été numéro 2 du ministère algérien de l’Industrie), Boualem Sansal vit à Boumerdès, en Algérie. Il entretient des rapports très étranges avec le pouvoir, auprès duquel il est en disgrâce, mais qui lui accorde toutefois une grande liberté de parole et de mouvement. Ses prises de position tonitruantes, tant sur la question religieuse que sur le conflit israélo-palestinien, lui valent des critiques virulentes de l’intelligentsia algérienne et une hostilité féroce de ses compatriotes.

« Les Prépondérants », fresque historique quasi-parfaite

Né en Tunisie en 1945, agrégé de lettres, Hédi Kaddour a formé des générations de normaliens à l’ENS de Fontenay/Saint-Cloud. Il est aussi poète, traducteur, et lauréat du Goncourt du premier roman en 2005 avec «Waltenberg». Quand «les Prépondérants», son troisième roman, a reçu le prix Jean-Freustié en début de semaine, on se disait que ça risquait de n’être qu’un apéritif. Ça se confirme, donc. Et c’est plutôt heureux.

« Les Prépondérants » se déroule dans les années 1920, dans un protectorat français du Maghreb qui ressemble fort au Maroc. On y croise tout un nuancier de personnages : des colons bornés, des colons lucides, des colonisés révolutionnaires, des colonisés traditionalistes, ainsi qu’une équipe de cinéma venue d’Hollywood pour tourner un film avec des dromadaires dedans et, incidemment, importer ses moeurs légères dans une société globalement puritaine.

Le roman porte la fresque historique à la française à un point de perfection assez rare, et mérite l’honneur qui lui est fait. Mais il est par ailleurs toujours en lice pour le Goncourt, alors que Sansal a été évincé de la dernière sélection il y a quelques jours. Théoriquement, son demi-prix du jour est donc un handicap pour Kaddour: les jurys tentent d’éviter de se marcher sur les pieds en couronnant les mêmes auteurs.

Le choix étonnant des académiciens pourrait compliquer la délibération du Goncourt, le mardi 3 novembre. Cela dit, on ne sait jamais: Jonathan Littell et Patrick Rambaud avaient, en leur temps, cumulé les deux honneurs. Que ces sordides manigances politiciennes entre institutions littéraires ne nous empêchent pas de lire Kaddour, écrivain prépondérant.

BibliObs.com

Lucinda Childs et Trisha Brown, deux divinités de la « post modern dance »

Pour la toute dernière fois de sa déjà longue trajectoire (il fut créé en 1972 par Michel Guy), le Festival d’Automne affiche simultanément deux des plus prestigieuses compagnies de danse qui, avec celle de Merce Cunningham, ont écrit son histoire et fait sa renommée : la Lucinda Childs Dance Company et la Trisha Brown Dance Company.

Pygmalion

Cette dernière, hélas ! ne se produira plus désormais sur la scène des théâtres. Précipitée en quelques mois dans une maladie qui lui a fait perdre jusqu’à son identité et ce qui faisait son génie, la chorégraphe Trisha Brown ne crée plus depuis sa si belle mise en scène dansée de « Pygmalion » de Rameau pour le Festival lyrique d’Aix-en-Provence en 2010 et son ultime création au Théâtre de Chaillot en 2011, « I’m Going to Toss My Arms ».

Après les toutes dernières représentations sur scène, en février 2016, à la Brooklyn Academy of Music (BAM), puis à Seattle (Washington), non loin de la ville d’Aberdeen où naquit Trisha Brown en 1936, sa troupe de sept danseurs, qui veut demeurer soudée, ne se produira plus que dans les musées et autres galeries d’art lors d’événements permettant d’adapter certaines de ses chorégraphies à la configuration des lieux.

Mais pour ses adieux à Paris, au Théâtre de Chaillot toujours, des adieux forcément émouvants, sinon déchirants pour tous ceux qui suivent depuis plus de 30 ans les créations de la chorégraphe américaine, sa compagnie présente quatre compositions qui couvrent la trajectoire si éblouissante de la co-fondatrice du collectif du Judson Dance Theater : « Solo Olos » (1977), « Son of Gone Fishin’ » (1981), « Present Tense » (2003), ainsi que « Rogues » (2011).

Chant du cygne de l’une des artistes les plus exceptionnelles de la danse américaine, ultime occasion de découvrir le style inimitable de Trisha Brown, cette souplesse du mouvement, ce relâchement des corps fluides, cette allégresse au service de constructions à l’insaisissable subtilité, le tout servi par des interprètes d’une exceptionnelle valeur.

La voisine de Broadway

Longtemps voisine de Trisha Brown au 541, Broadway, à New York, dans un immeuble où à chaque étage vivait un artiste illustre, Lucinda Childs a pu rendre vie à sa propre compagnie à la faveur de la reprise et de la tournée mondiale d' »Einstein on the Beach ». La troupe revient précisément de Corée où achevaient de se donner des représentations du spectacle conçu par Robert Wilson.

L’an dernier déjà, durant deux semaines, au Théâtre de la Ville, Lucinda Childs présentait son chef d’œuvre absolu, « Dance » (1979), l’une des chorégraphies les plus belles et les plus puissantes de tout le XXe siècle. Et cela devant des salles combles de spectateurs qui pour la plupart n’étaient pas nés à l’époque de la création et qui, soir après soir, réserveront à « Dance » un accueil triomphal, comme si cette pièce emblématique rencontrait enfin son public et prenait désormais pleinement la place qui lui revient dans l’histoire.

Childs, Adams, Gehry

Available Light (Craig T. Mathew)

Cette année, le Théâtre de la Ville relève une nouvelle fois le flambeau. Avec « Available Light » (1983), autre ouvrage majeur, qui unit les noms de John Adams pour la musique (« Light Over Water »), de l’architecte Franck Gehry pour la scénographie, lequel l’a proposée sur deux niveaux distincts, et de Lucinda Childs évidemment pour la chorégraphie. C’est encore une merveille, un prodige d’intelligence, une composition où la virtuosité de l’écriture, la perfection de l’exécution conduisent le spectateur à l’ivresse, pour peu qu’il sache s’abandonner à la séduction lucindienne.

On y retrouvera ce qui fascine dans « Dance » : la rigueur d’une composition qui envoûte, le rythme qui ensorcelle, la beauté d’une chorégraphie qui apparaît comme irréelle. Et ces deux niveaux où fusent et tournoient les danseurs, un peu comme dans le film imaginé par Sol Lewitt en guise de scénographie pour « Dance », qui élargissait l’espace à l’infini, exaltait la performance des danseurs sur la scène.

Trisha Brown et Lucinda Childs lors d’un même Festival d’Automne. Un miracle qui, hélas ! ne se reproduira plus.

Raphaël de Gubernatis

Festival d’Automne

Lucinda Childs Dance Company ; du 30 octobre au 7 novembre. Théâtre de la Ville ; 01-42-74-22-77.

Trisha Brown Dance Company ; du 4 au 13 novembre. Théâtre de Chaillot ; 01-53-65-30-00.

A Berlin, comment Silvio S., 32 ans, a tué Mohamed, 4 ans

Tous les Berlinois ont vu cette affiche en octobre : le portrait d’un petit garçon brun aux grands yeux, un Bosniaque de 4 ans, avec cette question : «Qui a vu Mohamed Januzi ?»

L’enfant a disparu le 1er octobre devant le Lageso, le principal centre d’accueil et d’enregistrement des réfugiés de la capitale allemande, entre 12 et 13 heures. Depuis jeudi après-midi, un livre de condoléances a été mis à disposition devant le centre. Les Berlinois y inscrivent leurs noms et déposent des fleurs autour. Mohamed est mort. Et pour de nombreux citoyens, politiques et activistes, l’administration de la ville devrait assumer une part de responsabilité dans ce tragique événement.

16h30, 1er octobre, la disparition

Le 1er octobre, Mohamed Januzi attendait avec sa mère devant le Lageso, comme 4 000 autres demandeurs d’asile chaque jour. Trop de monde et trop peu de personnel… Le centre d’accueil et d’enregistrement est débordé et d’interminables files se créent devant ses portes, dans des conditions sanitaires déplorables. Pour les nouveaux arrivants, l’attente, simplement pour se faire enregistrer, peut durer cinquante-sept jours.

Arrivée de Bosnie, la famille Januzi est, elle, en Allemagne depuis un an. Ce jour-là, Mme Januzi a rendez-vous pour un entretien de conseil. Mais à 16h30, elle informe la police : le petit Mohamed a disparu. A Berlin, la fièvre de la recherche de l’enfant commence.

Le 2 octobre, des affiches sont accrochées autour du site du Lageso, puis dans le Moabit, un quartier central qui jouxte la gare principale, et enfin dans la ville entière. De ses grands yeux et sa frange biscornue, le petit garçon regarde les Berlinois de tous les coins de la ville.

L’administration mise en cause

La police reçoit de premières indications. Mais aucune trace de Mohamed. Le 10 octobre, elle diffuse une courte vidéo, enregistrée le 1er octobre, jour de la disparition, à 14h40. Elle montre un homme avec des lunettes, une barbe, un chandail en laine et un jean. Il tient Mohamed par la main.

La police se concentre sur la zone autour du Lageso, où un chien renifleur a trouvé une trace éventuelle. Les policiers perquisitionnent dans les arrière-cours, les caves, les greniers. Ils interrogent des habitants et les propriétaires de cafés et de boutiques. Une récompense de 20 000 euros est offerte pour des renseignements. La police reçoit plus de 350 informations.

Toute la ville parle de la disparition. Beaucoup de politiques s’expriment, se déclarant consternés. Certains accusent l’administration du Lageso. Christian Hanke, le maire de l’arrondissement Mitte, où se trouve le bureau pour les réfugiés, affirme que la situation confuse devant le Lageso a favorisé l’enlèvement de l’enfant. «Une femme qui attend toute la journée dans une queue ne peut pas surveiller ses enfants tout le temps», dit Hanke. Bettina Jarasch, présidente des Verts de Berlin, est elle aussi critique : «Ce qui me dérange, c’est que la situation chaotique au Lageso a facilité un enlèvement.»

Le tueur présumé reconnu par sa mère

La police continue de chercher, mais pendant deux semaines, il n’y a aucun progrès. Puis, ce mardi, rebondissement : la police publie une photo, prise le 1er octobre, à 13h30, par une caméra d’un magasin d’une rue située à 600 mètres du Lageso. Sur la photo : l’homme de la vidéo – sans Mohamed.

90 kilomètres plus au sud, à Niedergörsdorf, une commune de 6 000 habitants, une mère reconnaît son fils de 32 ans sur la photo. Il vit avec elle. Elle lui demande des explications. Mercredi soir, il lui avoue l’homicide. Sa mère appelle la police jeudi matin.

Pendant que la police l’interroge chez elle, le fils arrive en voiture et s’arrête devant la porte. Dans son coffre, les policiers trouvent une bassine, avec le corps de l’enfant, couvert de litière pour chat. Le fils, identifié comme Silvio S., n’oppose aucune résistance à son arrestation.

La nouvelle se propage rapidement sur le site du Lageso et dans tout Berlin. Jeudi après-midi, des activistes et des réfugiés expriments leurs condoléances en respectant une minute de silence pour Mohamed. On s’interroge : y a-t-il un mobile raciste ?

Un deuxième meurtre avoué

Vendredi matin, lors d’un interrogatoire, le suspect avoue qu’il a violé et tué Mohamed, le 2 octobre, un jour après l’enlèvement. Et il avoue un autre meurtre sexuel : celui d’Elias, un garçon de 6 ans disparu cet été à Potsdam, près de Berlin. Le 8 juillet à 17h30, Elias avait dit «à tout à l’heure !» à sa mère, devant leur maison dans le quartier résidentiel Schlaatz de la capitale du Brandebourg, pour aller au terrain de jeux. A 18h45, elle veut l’y récupérer pour le dîner. Mais Elias n’y est plus. Malgré des recherches sans précédent, il n’a pas été retrouvé.

Selon les déclarations de son meurtrier présumé, Elias est enterré dans un site de jardins familiaux à Luckenwalde, près de Berlin. La police y effectue actuellement des recherches, et tente de savoir s’il peut y avoir d’autres victimes.

Fabian Federl

56Kast #58 : Réinventons la pub et chiffrons nos échanges

VIDÉO

Présenté par Camille Gévaudan, le 56Kast, émission hebdomadaire de Libération et Nolife, revient sur l’actualité numérique. Elle accueille dans son Quartier libre des chroniqueurs spécialisés dans le domaine public, le Web, les logiciels et les savoirs libres. Et, chaque semaine, le Potager du Web, où l’on surveille de près la culture web.

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Cette semaine, le grand bureau de la publicité en ligne fait son mea culpa et Tristan Nitot, de CozyCloud, revient sur les déclarations de Manuel Valls pour nous expliquer les bienfaits du chiffrement dans nos communications électroniques. Dans le potager du web, on revit les missions Apollo en vidéo.

 

De quoi on parle ?

L’actu :Ça bouge dans le secteur de la publicité en ligne. En Allemagne, exaspéré, le tabloïd Bild interdit l’accès de son site aux internautes utilisant un bloqueur de pubs. De son côté, l’Interactive Bureau of Advertising se rend compte qu’il est peut-être allé trop loin dans l’invasion de nos écrans, et fait son mea culpa en annonçant un nouveau format de bannières respectueuses.

Virgule WTF : La chanson du monstre du Loch Ness. Parce que.

Quartier libre :Il y a deux semaines, le Premier ministre Manuel Valls semblait sous-entendre qu’il existe – ou existera bientôt – une forme de cryptographie illégale. Tristan Nitot de CozyCloud nous rappelle que tout  chiffrement est aujourd’hui autorisé, et pourquoi il doit même être encouragé.

Potager du web : Deux internautes se sont approprié les photos des missions Apollo, récemment renumérisées par la Nasa, pour les mettre en mouvement et rejouer le voyage Terre-Lune en vidéo.

A poils :Flower Crashes Cat.

 

En vidéo, c’est où c’est quand ?

Le 56Kast est diffusé sur Nolife le mercredi à 20 heures.

  • Freebox et Alicebox, canal 123
  • SFR Neufbox, canal 176
  • Livebox, canal 130
  • Bbox, canal 221
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Et vendredi sur Libération.fr.

« Mein Kampf » à nouveau dans les librairies allemandes ?

Article paru dans « le Nouvel Observateur » du 10 novembre 2009.

De notre envoyée spéciale à Berlin.

L’idée donnera peut-être la chair de poule. A partir de 2015, les Allemands pourront acheter en toute liberté une nouvelle édition de «Mein Kampf» en allemand. Il ne sera plus nécessaire de se procurer la bible du national-socialisme rédigée par Adolf Hitler sur les marchés aux puces ou chez un bouquiniste, ni de la télécharger dans sa version anglaise.

Il suffira d’aller sur Unter den Linden, les Champs-Elysées berlinois, qui aboutissent à la porte de Brandebourg, d’entrer dans l’un de ses immenses magasins de souvenirs où l’on trouve aussi bien des livres de recettes made in DDR, à côté d’une Trabant grandeur nature, que de grandes tables surmontées du panneau «IIIeme Reich». Et là, entre le journal du philologue allemand Victor Klemperer, les souvenirs de Sebastian Haffner, la biographie de Hitler par Ian Kershaw, on pourra trouver des piles entières de «Mein Kampf». Théoriquement.

Car les autorités allemandes veulent tout faire pour empêcher que le manifeste antisémite ne devienne un best-seller, comme cela fut le cas lors de sa réédition en Turquie (2005) et en Indonésie (2007). Cela risquerait de ruiner trois quarts de siècle d’efforts considérables pour travailler ce passé aussi douloureux que honni.

Le 31 décembre 2015, soixante-dix ans après le suicide de Hitler dans son bunker (30 avril 1945), l’Etat de Bavière ne pourra pourtant plus interdire la publication de «Mein Kampf» car il ne disposera plus des droits de copyright que les Alliés lui avaient transmis après la guerre. Ce texte, partiellement dicté à Rudolf Hess par un Hitler en pleine dépression dans sa geôle de Landsberg après sa tentative de putsch avorté en 1923, tombera dans le domaine public.

De tous les textes nazis, «Mein Kampf», un pavé indigeste de 700 pages dans lequel Hitler a exposé sans fard sa théorie de l’«ordre nouveau», est le seul à ne pas avoir été republié en allemand depuis sa sortie, en 1927, puisque l’Etat de Bavière l’avait totalement interdit.

Depuis plusieurs années, les historiens allemands se querellent par tribunes interposées dans les grands journaux. L’enjeu du débat : doit-on considérer «Mein Kampf» comme un simple document historique, au risque de le banaliser? Ou bien doit-on continuer à lui donner un statut à part, au risque de le mythifier? A mesure que l’on se rapproche de la date fatidique de 2015, la nécessité de passer du débat théorique à une décision s’impose.

Horst Möller, historien conservateur, proche de la CSU (petite soeur bavaroise de la CDU, chrétiens-démocrates) et directeur de l’Institut d’Histoire contemporaine de Munich, mène le front d’une «réédition critique». «Il n’est évidemment pas question de publier une édition de poche, précise-t-il. Il ne s’agit pas de faire une édition commerciale, mais d’apporter un éclairage scientifique sur les origines et les inspirations de ce texte qui revêt une forte valeur symbolique en Allemagne. Une édition de cette nature n’a aucune chance d’intéresser les néonazis. Elle a un but strictement pédagogique.»

Pour l’institut de Munich, le temps presse. Car un travail de cette importance nécessiterait de trois à cinq ans. Cette réédition constituerait un morceau de choix. L’institut a déjà établi l’édition critique des Journaux de Joseph Goebbels en vingt-neuf volumes, et regroupé les discours, les écrits, et les instructions de Hitler en treize volumes. A son grand désespoir, Horst Möller n’a pas encore obtenu l’autorisation de l’Etat de Bavière, tétanisé par la crainte d’assister à un emballement médiatique. La Bavière a d’ailleurs signalé qu’après 2015 elle se réservait la possibilité d’attaquer en justice toute édition non critique en utilisant la loi contre le racisme et les discours de haine.

« Totalement indigeste »

Cet été, l’Institut d’Histoire contemporaine a pourtant reçu un appui soutenu de la communauté juive. Stefan Kramer, secrétaire général du Conseil central des Juifs d’Allemagne, a plaidé pour la republication d’un ouvrage critique et érudit. Une grande première. «Les Allemands ont besoin de notre tampon juif», s’exclame l’écrivain provocateur Rafael Seligmann, auteur d’une biographie de Hitler. Il fut le premier intellectuel juif à lancer la polémique, il y a cinq ans, en prônant la réédition de «Mein Kampf».

«Dans ce livre, Hitler apparaît clairement comme un ennemi de la démocratie qui veut la guerre avec la Russie et la France et souhaite la destruction des juifs, explique-t-il. Quand il sera réédité, tout le monde l’achètera en moins d’une semaine. Il sera en haut de la liste des best-sellers pendant deux mois? Et alors ! Ce sera un signe de maturité de l’Allemagne.»

Directeur du Centre de Recherche contre l’Antisémitisme de l’Université technique de Berlin, Wolfgang Benz se montre nettement moins enthousiaste. Comme une bonne partie des intellectuels de gauche. «Je ne vois pas à quoi servira une telle édition, à part faire de la publicité autour du livre, bougonne-t-il. C’est un texte totalement indigeste et illisible. Même moi, je n’ai jamais lu les 700 pages en entier ! L’édition critique fera 1500 pages… Ceux qui ont besoin de le lire ou de l’étudier peuvent très facilement se le procurer en bibliothèque. Dans notre centre, nous en avons sept exemplaires.»

Et le voilà qui sort un exemplaire quasiment neuf. Le brûlot ressemble en effet à une Bible, avec son écriture gothique devenue aujourd’hui illisible pour le commun des mortels.

Près de 12 millions d’exemplaires de «Mein Kampf» ont été vendus du vivant de Hitler. Ce qui a d’ailleurs contribué à son enrichissement personnel, car les livres étaient vendus fort cher et beaucoup de communes étaient vivement incitées à en commander de grandes quantités pour les offrir aux jeunes mariés. Les Alliés ont demandé aux Allemands de s’en débarrasser. Mais tous ne l’ont pas fait. Et il n’est pas rare que des quadragénaires aujourd’hui soient tombés un jour sur une édition originale planquée au fond de la bibliothèque de leurs grands-parents.

Ces dernières années, s’agissant de son rapport à Hitler, l’Allemagne a connu une grande évolution. En 1998 déjà, bien avant que les Japonais ne donnent dans le manga hitlérien, le caricaturiste Walter Moers avait remporté un vif succès avec «Adolf», une bande dessinée décapante sur la vie du Führer.

En 2004, le producteur de cinéma Bernd Eichinger avait réussi avec «Der Untergang» («la Chute») à sortir le premier film sur Hitler fait par des Allemands. Et, trois ans plus tard, le réalisateur Dani Levy signait avec «Mein Führer» un film déjanté sur le sujet. Les Allemands se sont arrogé le «droit» de ne plus s’intéresser seulement aux victimes du nazisme, mais aussi à ses bourreaux.

« Disneyland chez les nazis »

Ces débats rejoignent les polémiques engendrées par la volonté d’inscrire les lieux de mémoire maudits – ce que les Allemands ont appelé les Böse Orte – dans le patrimoine allemand. Ainsi, il a fallu des années de débat avant que la ville-Etat de Berlin n’accepte de transformer en mémorial la Villa Wannsee, où eut lieu en 1942 la conférence décidant des modalités de la solution finale. Les autorités redoutaient que les néonazis ne s’accaparent ce haut lieu du nazisme. Les mêmes discussions ont accompagné l’ouverture d’un musée à Berchtesgaden à proximité du «nid d’aigle», lieu de villégiature estivale de Hitler dans les Alpes bavaroises de l’Obersalzberg.

La volonté des Allemands d’expier les horreurs et massacres nazis a son revers: tous ces lieux deviennent aussi «touristiques» que les camps de concentration. D’ailleurs, l’éditeur Ch. Links ne s’y est pas trompé. En 2004, il a suscité un tollé en sortant son premier guide du Berlin de 1933 à 1945, qui note tous les endroits ayant marqué la période nazie. Le succès a été si grand qu’il a aussi lancé le Munich nazi et l’Obersalzberg nazi… Un vrai marché.

Certains Allemands ont dénoncé ce goût pour «Disneyland chez les nazis». «Les gens ne veulent plus seulement voir des camps de concentration, expliquait déjà en 2004 Andreas Nachama, directeur du centre de documentation Topographie de la Terreur, situé à côté de la Gestapo (police secrète nazie). Avant, on étudiait les structures du fascisme. Maintenant, on veut voir les lieux du fascisme. » Dès lors, ils voudront aussi lire le livre du fascisme. Le livre du Mal absolu.

Bien que l’Allemagne ait procédé à un important travail de mémoire, ce livre reste encore comme une «tache indélébile» dans le passé allemand. «Il renvoie à ce que savaient ou auraient dû savoir leurs grands-parents ou leurs parents, estime Antoine Vitkine, auteur de « Mein Kampf. Histoire d’un livre » (1). Il est le symbole d’une culpabilité collective refoulée.» En rééditant ce texte, les Allemands sont en passe de lever l’un des derniers tabous. Pour eux, il ne s’agit pas de banaliser «Mein Kampf», mais plutôt de le dédramatiser.

Odile Benyahia-Kouider

(1) Flammarion, 2009

Article paru dans le « Nouvel Observateur » du 10 décembre 2009.

« Le Caravage » : dans la chambre de Bartabas et de sa monture

Il fallait bien qu’un jour, à l’écran, le grand Cavalier consacre le grand écuyer. C’est chose faite, même si leur rencontre est ancienne. Le cinéaste de « Libera me » a en effet commencé à filmer Bartabas il y a dix ans, dans les coulisses du Châtelet, où, déjà en selle sur le Caravage, il galopait vers la Chine intérieure de Victor Segalen. Il a pris ensuite l’habitude d’aller rôder dans le camp retranché du chef de la tribu Zingaro, au fort d’Aubervilliers.

Là, avec sa petite caméra DV, le filmeur se glissait discrètement dans les écuries, le manège ou la carrière. Mais jamais il ne pénétrait dans le théâtre, cette cathédrale en bois sous la voûte de laquelle se donnent, le soir, les grand-messes équestres. Car ce qui, au sens propre, captivait Alain Cavalier, c’était leur mystérieuse préparation. Et c’était en particulier le lent, patient et précautionneux travail de Bartabas avec le Caravage, cet anglo-hispano-arabe à la robe isabelle, aussi brillant qu’un vieux cuivre, aussi rond qu’un fruit mûr.

Très tôt le matin, avec une fascination et une émotion d’autant plus fortes qu’il est néophyte en matière d’équitation, Cavalier assistait dans la pénombre à ce qu’il appelle « une cérémonie intime » : le dialogue silencieux entre le cavalier et sa monture, leur entente mélodieuse et méthodique, enfin l’apparition légendaire du centaure, moitié homme, moitié cheval.

La chambre à monter

On ne compte plus les films tonitruants et bavards consacrés à Bartabas. Celui-ci, à la fois sensuel et spirituel, est unique. Pour la première fois, en effet, il nous montre sans un mot, sans autres musiques que celles des sabots, des cuirs, des brides et des souffles, ce qu’on ne voit jamais : la chambre à monter – comme on dit « chambre à coucher » – où l’artiste s’accouple avec l’animal avant d’oser se produire en pleine lumière, dans le sable de la piste circulaire.

Avec quelle tendresse, et un rien de jalousie, le réalisateur de « Thérèse » filme aussi les longs préliminaires de l’extase : le pansage du Caravage, le curage de ses pieds, le nattage de sa queue, la pose des bandes sur ses tendons, et le travail à la longe avant le sanglage. Et puis, il y a cette scène tournée comme en caméra cachée : en pleine nuit, Bartabas se glisse dans la stabulation où somnolent une vingtaine de chevaux argentins, s’assied dans la paille, immobile, méditatif, et alors tous les naseaux se penchent vers lui pour caresser son visage. A la fin, c’est le Caravage qui viendra à son tour lécher voluptueusement l’objectif de la caméra de Cavalier, lequel éclate de rire. Le rire d’un piéton tombé lui aussi amoureux du Caravage.

Jérôme Garcin

♥♥♥ « Le Caravage« , documentaire français par Alain Cavalier, avec Bartabas (1h10).

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