Pour un « politiquement incorrect » de gauche

L’erreur aura été sans doute de croire à une opposition binaire: d’un côté, l’intellectuel de droite justifie l’ordre établi au service des dominants; de l’autre, l’intellectuel de gauche conteste cet ordre pour un rééquilibrage en faveur des dominés. Le second critique le pouvoir en dévoilant les mécanismes de domination, le premier le défend en essayant de légitimer ces mécanismes.

Première complication soulevée par Foucault: il n’y a pas un pouvoir mais des pouvoirs, éclatés, stratifiés, entrelacés. Seconde complication: Gramsci distingue deux sortes d’intellectuels de droite, l’«organique» qui défend le pouvoir en place et le «traditionnel», nostalgique d’un ordre antérieur.

Il en résulte un jeu à trois qui brouille les cartes au profit de cette dernière catégorie. En effet, le prestige allant naturellement à celui qui conteste, l’intellectuel organique apparaît à peu près aux yeux de tous pour ce qu’il est: ce que Gramsci nomme un «fonctionnaire de la superstructure», c’est-à-dire un collaborateur servile du pouvoir en place oeuvrant au «consentement spontané des masses» (en gros, Jacques Attali ou Alain Minc). Il est donc rapide

Bob Dylan au boulot : dans les coulisses de trois chefs-d’œuvre

Quand notre calendrier républicain se décidera à honorer les dieux du rock, le 15 janvier aura de quoi devenir un jour férié. Ce sera en souvenir de cette date de 1965 où furent mises en boîte les versions finales de « Maggie’s Farm », « On the Road Again », « It’s Alright Ma (I’m Only Bleeding) », « Gates of Eden », « Mr Tambourine Man » et « It’s All Over Now, Baby Blue ».

C’est tout ? Oui, ce sera tout pour aujourd’hui, merci monsieur Dylan. Six titres en moins de 24 heures, soit la moitié de « Bringin’ It All Back Home », disque révolutionnaire où, pour la première fois, le plus grand songwriter de tous les temps mettait de l’électricité dans sa folk hallucinée.

Bob Dylan n’avait pas 24 ans. Il allait enchaîner aussitôt avec « Highway 61 Revisited », puis boucler « Blonde on Blonde » à Nashville, en fignolant ses textes pendant que ses musiciens tapaient le carton. Trois indépassables chefs-d’œuvre sortis en un an et deux mois. Du pain pour un siècle entier de musique.

Faux départs et expériences avortées

La grâce, pourtant, ne tombe pas que du ciel. Pas tous les jours. Et puisque même Dylan n’a jamais su expliquer son propre génie, il faut pour y comprendre quelque chose écouter le volume 12 des fameux « Bootlegs » qu’il sort enfin de ses tiroirs ce 6 novembre. Ce sont les versions de travail des trois grands albums de 1965-66.

C’est si plein de scories, de faux départs et d’expériences avortées que l’on peut clairement se contenter, pour 19 euros, des pépites tamisées par le Best Of en deux CD. Mais pour 99 euros, et pour les dylaniens avertis, il existe aussi un coffret de six CD bourré de curiosités. Des brouillons, d’accord, mais qui valent ce que valent les brouillons des monuments. Les écouter, c’est comme lire le manuscrit de « Voyage au bout de la nuit » : passionnant.

On y retrouve d’abord des choses abandonnées en cours de route : une belle « Farewell, Angelina » en solo ; le rag-time de « California » au piano-harmonica ; quatre tentatives pour venir à bout de l’ambitieuse « She’s Your Lover Now », qui aurait pu devenir une grande chanson, et dont certains traits réapparaîtront sur « One of Us Must Know ».

14 versions de « Like a Rolling Stone »

On y entend surtout transpirer le maître et ses musiciens. Tout un CD est consacré à « Like a Rolling Stone », la superbe, où Mike Bloomfield entre en scène et Al Kooper découvre l’orgue (il a toujours un temps de retard): Dylan, qui l’avait conçue comme une valse, en exigea 14 prises avant de retenir la quatrième.

Parfois, un rire fuse. Mais le plus souvent on bosse, on cherche, on varie les tempos, les rythmes, les arrangements. C’est « Desolation row » au piano, puis dans une stupéfiante version électrique un peu dissonante qui, pour certains, préfigure ce que fera bientôt le Velvet Underground.

C’est « Leopard-Skin Pill-Box Hat », avec des breaks stridents :

C’est « Can You Please Crawl Out Your Window », soudain très jolie à l’acoustique, et dans laquelle on perçoit nettement un pont qui figurera dans « Like a Rolling Stone » :

C’est encore « Visions of Johanna », que Dylan s’obstine longtemps à vouloir chanter comme un rock fiévreux, un peu comme si c’était « Highway 61 Revisited », avant de saisir qu’il suffit de tout ralentir pour en faire une des plus belles chansons du monde.

La voix, elle, fait toujours des montagnes russes, mais on découvre qu’il existe plus d’une manière de nasiller « Shakespeare, he’s in the alley ».

Tout ça pour quoi ? Tout ça pour atteindre « ce son clair, vif, fluide et sauvage comme le mercure, ce son métallique, brillant comme de l’or » dont rêvait Dylan et qui culmine sur « I Want You », l’irrésistible (une version ici, assez balourde).

« Bob Dylan, la totale »

Pour tout savoir enfin sur la cuisine du chef, le parfait complément à ce « Bootleg » est un livre, ou plutôt une bible : dans « Bob Dylan, la totale » (Chêne/ EPA, 704 p., 49,90 euros), Philippe Margotin et Jean-Michel Guesdon expliquent en détail ses « 492 chansons ».

Rien n’y manque, pas même les fausses notes qui se sont glissées dans certains morceaux, comme les deux légers pains de Joe South, à la basse, sur la version canonique de « Visions of Johanna » (« à 1’16 et surtout à 6’27 lorsqu’il revient sur le couplet pensant que ses petits camarades le suivraient, ce qui n’était pas le cas… »). Pas de doute, cette « totale »-là est une autre sorte de monument.

Grégoire Leménager

The Bootleg Series vol. 12 : The Cutting Edge 1965-1966,

par Bob Dylan, coffret 6 CD + Livret (Columbia/Legacy).

A noter : ces inédits ont aussi droit à une édition en 18 CD tirée à 5.000 exemplaires au prix de 599,99 dollars (533,75 euros).

A noter encore : une dizaine d’années après « Bringin’it All Back Home », Dylan enregistrait « Hurricane » et embarquait pour une tournée assez dingue à travers les Etats-Unis. Larry « Ratso » Sloman, alors jeune journaliste à « Rolling Stone », l’a suivi à la trace. Il le raconte dans un bouquin en roue libre, « Sur la route avec Bob Dylan », qui sort enfin en France (Editions des Fondeurs de Brique, 416 pages + photos, 28 euros).

La France va rétablir un contrôle aux frontières pendant un mois

La France va mettre en place un contrôle aux frontières pendant un mois, à l’occasion de la conférence de l’ONU sur le climat qui se tient du 30 novembre au 11 décembre à Paris (COP 21), a annoncé vendredi le ministre de l’Intérieur sur RMC et BFMTV. «Pendant un mois, nous allons établir des contrôles aux frontières, ce qui n’est pas du tout une suspension de Schengen […] qui prévoit dans un de ses articles la possibilité pour des Etats de le faire dans des circonstances particulières qui correspondent à la COP21», a déclaré Bernard Cazeneuve, évoquant «un contexte de menace terroriste ou de risque de trouble à l’ordre public».

Le ministre a réfuté tout lien avec la crise migratoire que traverse l’Europe ces derniers mois : «ce n’est parce que nous allons suspendre pendant quelques semaines la libre-circulation en mettant en place des contrôles aux frontières qui sont prévus par le code frontières Schengen que nous nous engageons dans un chemin qui consisterait, face à une crise migratoire majeure, à remettre en cause les principes de Schengen». «La France va fermer ses frontières pendant quelques semaines […] comme cela a été le cas dans d’autres pays au moment de l’organisation de la conférence climat», a-t-il souligné.


«Ce qu’il faut rendre étanche, ou en tout cas davantage contrôler, c’est les frontières extérieures de l’Union Européenne, si nous ne sommes pas capables de contrôler, nous ne serons pas capables d’accueillir durablement ceux qui relèvent du statut de réfugié en Europe et il n’y aura bientôt plus de capacité de maintenir la libre-circulation à l’intérieur» de l’espace Schengen.

AFP

En novembre, «Next» explore les nouvelles frontières

Le thème est ces jours-ci d’une actualité brûlante et complexe : la migration, le déplacement de population, l’échappée (face au conflit ou à la misère). Et la notion d’«ailleurs» de prendre par ricochet un écho dramatique, dangereux, plein d’inconnues – comment absorber l’afflux massif, comment intégrer l’étranger sans se diluer, entre autres. La mouvance des frontières et leur recomposition sont pourtant inhérentes à la marche du monde et à son évolution, sur laquelle elles se calquent. Et ces mutations sont aussi synonymes d’expérience, de progrès, d’enrichissement. C’est cet aspect-là que Next a choisi pour prisme de son 75e numéro.


Migrer peut prendre des formes multiples. Celle de la transversalité et de l’aller-retour par exemple, tel le plasticien américain Sterling Ruby qui collabore régulièrement avec le designer de mode Raf Simons.

Celle de l’adoption d’un autre pays par affinité culturelle et sociale, comme ces auteurs afro-américains qui ne jurent plus que par l’Hexagone ou un de leurs confrères français qui, lui, s’est fondu dans le Japon.

L’expatriation pour raisons professionnelles a aussi ses adeptes, y compris dans les pays en guerre comme l’Afghanistan où l’insécurité réduit drastiquement toute liberté. Jouer avec son genre sexuel est une autre façon de faire bouger les lignes, la mode s’en régale. Avoir Facebook en prison fait reculer les murs, certes virtuellement mais avec un gros impact psychologique.

Et que dire de la profession d’astronaute qui transporte ses élus telle l’Italienne Samantha Cristoforetti dans l’ailleurs le plus vaste… Migrer, c’est être en mouvement, c’est être en vie. Dans les cas les plus graves, il s’agit carrément de sauver sa peau. Dans les autres, de se renouveler. Nous sommes tous des migrants.

(Vidéo : Pedro Podestá)

Sabrina Champenois

Le prix Femina 2015 pour notre camarade Christophe Boltanski

On prend les mêmes et on recommence ? Ce lundi 2 novembre, le prix Décembre a distingué Christine Angot aux dépens de Judith Perrignon. Et le lendemain, le Goncourt a couronné Mathias Enard, en laissant Hédi Kaddour et Nathalie Azoulai à la porte du restaurant Drouant, tandis que le Renaudot préférait Delphine de Vigan à notre camarade Christophe Boltanski.

Tous ces finalistes malheureux, auxquels il faut ajouter les noms de Brigitte Giraud, Boualem Sansal (déjà sacré Grand Prix de l’Académie ex-aequo avec Kaddour) et Cherif Majdalani (déjà lauréat du prix Jean-Giono), avaient de nouveau une carte à jouer ce mercredi 4 novembre auprès des jurées du prix Femina (la liste complète des finalistes est toujours là).

Evidemment, de ce côté-ci de l’écran, des plumes sur la tête, nous tournions autour de notre Grand Tronc d’Arbre en brûlant des cierges et en croisant les doigts pour l’ami Boltanski, qui en plus d’être un collègue sympathique et un grand reporter à «L’Obs», s’est lancé fin août dans la littérature en publiant l’un des meilleurs récits de la saison, consacré à l’étonnante histoire de sa famille.

Le Grand Tronc d’Arbre nous a entendus. Nous ne l’avons pas imploré en vain. Les dames qui composent le jury du Femina viennent de décerner leur prix à Christophe Boltanski pour «La Cache» (Stock). On en connaît un qui va pouvoir nous offrir un verre ou deux. Champagne.

Le prix Femina étranger, lui, va à Kerry Hudson pour «la Couleur de l’eau»(Philippe Rey, traduit de l’anglais (Ecosse) par Florence Lévy-Paoloni), l’histoire d’un vigile londonien et d’une SDF d’origine russe.

Le prix Femina essai, enfin, récompense Emmanuelle Loyer pour la volumineuse biographie qu’elle a consacrée à Claude Lévi-Strauss(Flammarion). Joli palmarès.

BibliObs

A noter. Le jury du Femina se compose aux dernières nouvelles de Camille Laurens (présidente), Solange Fasquelle, Claire Gallois, Paula Jacques, Christine Jordis, Mona Ozouf, Danièle Sallenave, Chantal Thomas, Anne-Marie Garat, Josyane Savigneau, Evelyne Bloch-Dano et Virginie Despentes.

15 ans de prix littéraires au scanner

EN IMAGES. Quand la pub s’inspire de l’art (et vice versa)

PHOTOS. Quand la pub s'inspire de l'art (et vice versa)

Autre grand classique : la figure de la Pieta, ou la Vierge de la Piétée, représentée notamment par Michel-Ange (vignette), et réinterprétée ici par Kookaï en 2001. « La grande ambition des marques, c’est de devenir des objets d’adoration, d’incarner une nouvelle religion à laquelle se convertirait, avec idolâtrie, un maximum de clients », écrit Mélanie Gentil.

(Montage Obs – © Kookaï, Agence CLM BBDO – © Scala, Florence)

Régionales : des bleus et de l’espoir au Front de gauche

Mercredi soir, on s’est pointé à la Halle Carpentier (XIIIarrondissement de Paris) pour le grand meeting du Front de gauche en Ile-de-France. Une opération de force. Quelques semaines avant le premier tour des régionales, Pierre Laurent (PCF), Eric Coquerel (Parti de gauche) et Clémentine Autain (Ensemble !) n’étaient pas seuls. A l’intérieur de la salle : drapeaux, écrans géants et 2 000 âmes. Au premier rang, on note la présence de Jean-Luc Mélenchon et Marie-Georges Buffet. Ils resteront silencieux tout au long de la soirée. La lumière rouge est ailleurs.

Le meeting débute, et comme toujours au Front de gauche, le micro tourne entre les mains. Les colistiers s’enchaînent. Ils racontent leur parcours. Ils découvrent, pour la plupart, le monde politique : le Front de gauche a ouvert ses portes à la société civile. Les débutants passent. Les routards déboulent.

Clémentine Autain, tête de liste en Seine-Saint-Denis, cause des inégalités en Ile-de-France et tacle la politique d’austérité du gouvernement. Eric Coquerel, tête de liste à Paris, tape sur Wallerand Saint-Just, le candidat du FN, «l’ancien du GUD» : «Nous mènerons la bataille idéologique et culturelle contre le Front». Au passage, il n’oublie pas Valérie Pécresse, celle qui «distribue des chocolats à Versailles». L’humour se mélange aux attaques.

«Un conseil qui associe les gens qui n’ont pas le droit de vote»

Au fil de la soirée, une découverte arrive. Elle s’appelle Julie Morel, syndicaliste CGT chez Air France et tête de liste dans le Val-d’Oise. Elle prend le micro, visiblement émue, et lit un petit texte de présentation : ses premiers mots en politique. Elle remercie les présents et ses collègues absents. Le moment est court. Les applaudissements longs. La fin de soirée approche.

Et Pierre Laurent prend le micro pour la conclusion. Le chef de file du Front de gauche fait un tour dans le passé. Il met en avant le bilan de son parti à la région. Puis, il aborde le futur. Aujourd’hui, la liste du Front de gauche frôle les 10 % selon les sondages. Il prévient : «Il peut se passer encore beaucoup de choses.» Pierre Laurent compte sur «la richesse de la jeunesse» et promet de construire 100 000 logements dans la région.

En conclusion, il parle actualité et la décision de Manuel Valls d’éteindre le droit de vote des étrangers : «A la région, je propose un conseil qui associe les gens qui n’ont pas le droit de vote aux décisions et consultations.»

L’objectif du Front de gauche est affiché, atteindre un score à deux chiffres lors du premier tour. Et après ? Les regards changent. Certains, Pierre Laurent et Clémentine Autain penchent vers une alliance avec Claude Bartolone pour faire face à la droite de Valérie Pécresse. Eric Coquerel, lui, ne se prononce pas pour le moment. Il préfère se concentrer sur le premier tour : à chaque jour suffit sa peine.

Rachid Laïreche

La droite européenne veut un pacte de stabilité qui ne s’applique qu’à la gauche

REUTERS/Susana Vera

« Finalement, demain, à 11 heures, le commissaire Pierre Moscovici nous rejoindra pour présenter les prévisions économiques d’automne », a annoncé aujourd’hui Margaritis Schinas, le porte-parole de la commission : « J’espère que ça sera court, car ensuite, Jyrki Kataïnen (vice-président chargé de la croissance) et Violeta Bulc (commissaire chargée des transports) viendront vous présenter le lancement du nouvel appel à propositions dans le cadre de « Connecting Europe facility » ». Sans mésestimer l’importance du second sujet, on se demande pourquoi Schinas « espère » que la conférence de presse du commissaire aux affaires économiques et monétaires sera « courte » alors qu’il s’agit d’un rendez-vous particulièrement important puisqu’il va orienter les avis que la Commission va rendre dans quelques jours sur les projets de budget des États de la zone euro… Ce qui se dissimule derrière cette phrase à l’enthousiasme très mesuré, c’est la défaite de la majorité conservatrice de l’exécutif européen qui souhaitait que cette conférence de presse soit annulée et que les prévisions économiques donnent lieu à un simple communiqué de presse, un fait sans précédent dans l’histoire de la Commission… Pourquoi ? Tout simplement parce que les chiffres qui seront dévoilés demain sont embarrassants pour plusieurs gouvernements de droite et plutôt flatteurs pour la France socialiste.

L’affaire commence en juillet dernier, lorsque Madrid demande à la Commission de pouvoir présenter son projet de budget 2016 un mois avant la date limite du 15 octobre, car elle veut pouvoir le faire adopter par les Cortes avant les élections législatives du 20 décembre. Le but électoral est clair : le conservateur Mariano Rajoy veut afficher des comptes en ordre alors que la croissance (3,1 %) et la création d’emplois sont reparties. Las, le 5 octobre, à l’issue d’un Eurogroupe à Luxembourg, Pierre Moscovici douche l’enthousiasme espagnol en estimant que ce projet ne tient pas la route : Madrid devra «prendre les mesures nécessaires pour s’assurer que le budget 2016 sera compatible avec le pacte de stabilité» assène l’ancien ministre socialiste. Le 12 octobre Pierre Moscovici se fait plus précis : « tandis que les prévisions de croissance espagnole pour 2015 nous paraissent globalement plausibles, celles pour 2016 nous semblent un peu trop optimistes et sujettes à des risques négatifs — notamment au cas où il y aurait une décélération plus marquée dans les marchés émergents. Nous prévoyons pour l’Espagne une croissance du PIB réel de 3,1 % en 2015 et de 2,7 % en 2016 ». Pour la Commission, le déficit public espagnol sera donc de 4,5 % du PIB en 2015, et non de 4,2 % comme prévu, et de 3,5 % en 2016, loin des 2,8 % annoncés. Pis : le déficit structurel ne sera pas réduit de 1,2 % comme promis, mais augmentera de 0,2 %. En conséquence, l’exécutif européen demande au gouvernement espagnol de lui adresser une copie révisée avant le 23 novembre afin que le déficit se situe sous les 3 % en 2016 comme il s’y est engagé… De fait, si des mesures complémentaires ne sont pas prises dès maintenant, Madrid ne pourra pas trouver l’équivalent de 0,7 % du PIB d’économie en 2016. Une sacrée tuile à deux mois d’élections qui se joue essentiellement sur des questions économiques…

Dès le 5 octobre, Rajoy, furieux, mobilise ses soutiens en Europe pour essayer de réduire au silence Moscovici. Pour lui, nul doute qu’il s’agit d’une cabale menée par un commissaire socialiste pour l’affaiblir avant les élections. Wolfgang Schäuble, le ministre des finances allemand, lui aussi conservateur et membre du PPE, monte au créneau : « il faut voir d’où vient le pays ». Sous-entendu : l’Espagne conservatrice a fait son travail. Une sortie qui n’a pas plu à Moscovici qui avait pris la précaution d’informer fin septembre le ministre allemand des mauvais chiffres espagnols sans alors susciter de réaction.Il l’a même fait savoir sur son blog, ce qui n’est pas fréquent. Jean-Claude Juncker, le président de la Commission, lui aussi membre du PPE, a essayé de rendre la pilule moins amère en demandant à son vice-président chargé de l’euro, Valdis Dombrovskis, membre du PPE chargé de surveiller de près Moscovici, d’en rajouter sur le « rétablissement remarquable » de l’Espagne. Difficile d’aller plus loin sauf à discréditer la Commission.

La nervosité conservatrice est d’autant plus grande que l’Espagne n’est pas la seule mauvaise nouvelle : le Portugal, en particulier, dérape : son déficit ne sera pas de 2,8 % en 2015 comme prévus, mais au-dessus de la limite de 3 %. Surtout, le gouvernement minoritaire de droite issu des élections du 4 octobre n’a pas soumis son projet de budget 2016 avant la date limite du 15 octobre et ne l’a toujours pas fait: en théorie, la Commission aurait dû ouvrir une procédure d’infraction. Mais Juncker s’y est fermement opposé : il a appelé Moscovici en marge du congrès du PPE de Madrid des 21 et 22 octobre pour lui demander de rester l’arme au pied. Et comme si cela ne suffisait pas, l’excédent de la balance des paiements allemande explose et atteint 10 %, loin de la limite des 6 % autorisée par le Pacte de stabilité révisé, ce qui devrait entrainer une mise sous observation, ce déséquilibre étant particulièrement grave pour la zone euro, aussi grave que la faillite grecque.

Autant dire que les conservateurs de la Commission qui se sont érigés en gardien inflexible du Pacte de stabilité lorsqu’il s’est agi de la France socialiste – il faut se rappeler de leur dureté à l’égard de Paris il y a un an pour un tout petit 0,1 % de déficit structurel en trop — veulent le débrancher dès lors qu’il s’agit de leurs amis. Comble d’ironie justement, la France fait mieux qu’attendu : au lieu des 4 % de déficit prévus pour 2015, ce sera 3,8 %, et en 2016, elle sera bien aux 3,4 % exigés, juste avant la présidentielle de 2017.

Soucieux de complaire à ses amis conservateurs, le tout puissant Martin Selmayr, le chef de cabinet de Juncker par ailleurs membre de la CDU allemande, a décidé qu’il était urgent de réduire au silence la Commission, au moins jusqu’aux élections espagnoles. N’en va-t-il pas de l’intérêt supérieur du PPE ? Il a donc essayé de dissuader Moscovici de tenir une conférence de presse à l’occasion des prévisions économiques d’automne qui seront rendues publiques ce jeudi afin que la presse ne fasse pas trop de publicité autour de ces chiffres particulièrement désastreux pour des gouvernements amis. Selmayr a profité d’une nouvelle absence pour raison médicale de Juncker pour agir comme s’il était le patron de l’institution : de fait, ce n’est pas tous les jours qu’un chef de cabinet du président dicte son comportement à un commissaire censé représenter le niveau politique. La manœuvre a échoué devant la détermination de Moscovici. Pour éviter un conflit désastreux pour l’image de la Commission, Juncker a décidé de calmer les ardeurs un rien staliniennes de son chef de cabinet et de laisser le commissaire français présenter les prévisions économiques d’automne… On se demande comment Selmayr a pu penser que personne ne se poserait de questions si, pour la première fois, la Commission ne présentait pas officiellement ses prévisions comme elle le fait depuis toujours ? Surtout à la veille de ses avis sur les projets de budget qui seront évidemment jugés à leur aune. Un épisode qui rappelle à ceux qui l’auraient oublié que l’Europe est bien gouvernée par une droite décomplexée.

Mathias Enard, le nouveau Balzac

Comparer son oeuvre à celle du roi des romanciers peut sembler plus osé. Elle reste évidemment loin d’en avoir les proportions titanesques et le génie démiurgique; leurs thèmes diffèrent (à la sociologie des moeurs françaises, Enard substitue la tragédie humaine d’autres tribus); leurs façons de raconter aussi (Céline et Claude Simon sont passés par là, entre autres, puisque le «New York Times» a même vu dans l’auteur de «Zone» un nouveau Joyce).

Et, pourtant, lequel de nos écrivains a encore assez d’appétit pour farcir de volumineuses fictions avec une telle dose d’érudition? Balzac gavait les siennes de tartines encyclopédiques sur la fabrication du papier, l’usage du mot «gars» chez les chouans, l’incompréhensible système des lettres de change.

Chez Enard, même sentiment, parfois, d’assister à un colloque de l’EHESS. Ici, un topo sur la diversité des juifs d’Istanbul. Là, une communication sur la manière dont Goethe a composé son «Divan occidental-oriental» en s’inspirant d’un chef-d’œuvre de la poésie persane du XIVe siècle. Et là, un impeccable «abstract» universitaire expliquant qu’«un des rapports entre orientalisme scientifique et littérature les plus surprenants est celui qu’entretiennent Honoré de Balzac et l’orientaliste autrichien Joseph von Hammer-Purgstall (1774-1856)». Balzac, oui.

« Contre le fantasme simpliste d’un Orient musulman et ennemi »

« Boussole » est une somme imposante, foisonnante et passionnante sur l’orientalisme, un conte des «Mille et Une Nuits» sur les mille et une manières dont l’Orient a «révolutionné l’art, les lettres et la musique». Sept ans après «Zone», homérique monologue ferroviaire qui charriait un siècle de violences, voilà qui tombe à pic dans une rentrée bouleversée par le chaos syrien, ses réfugiés et les crispations identitaires.

Un des objectifs, dit Enard, était de lutter contre l’image simpliste et fantasmée d’un Orient musulman et ennemi, en montrant tout ce qu’il nous a apporté. Tiens, je viens de lire “Soumission”, de Houellebecq: c’est franchement marrant, mais aussi sinistre et désolant, cette vision hyperutilitariste de l’islam qui permet à des mâles occidentaux ne bandant plus de se taper des jeunes femmes par quatre…

En fait, il n’y a pas de fossé entre Orient et Occident, c’est complètement une illusion. Dès qu’on cherche où passe ce fossé, la frontière est extraordinairement mouvante. Où mettre les Balkans? Il y a toujours eu des zones de mixité, et l’Orient lui-même est beaucoup plus mixte qu’on ne le pense. On oublie trop facilement la diversité de l’autre. Et aussi qu’on a soi-même un rapport à l’autre très différent selon qu’on est français, allemand ou espagnol.»

Lui est un peu tout ça à la fois. Après une jeunesse paisible, poitevine et entourée de livres, ce fils d’un éducateur spécialisé niçois et d’une orthophoniste basque a voulu «voir un peu le monde». Il est donc venu à l’Ecole du Louvre, puis aux Langues O, où, après avoir tenté le vietnamien, il s’est lancé dans une thèse sur «la poésie arabe et persane de l’après-guerre, et son rapport avec les littératures d’Europe».

Avant d’atterrir à Barcelone en 2000, à Rome en 2005, puis à Berlin ces deux dernières années, il a vécu au Caire, au Liban, en Iran, en Syrie. «La période la plus heureuse de ma vie, j’apprenais plein de trucs.» Ça a duré presque dix ans, et lui vaut encore de se faire traiter d’«espion» par Mathieu Larnaudie, Oliver Rohe et Claro, ses copains écrivains du collectif inculte, où il a par ailleurs fréquenté François Bégaudeau et Maylis de Kerangal. Enard se marre :

Non, je n’ai pas été approché par les services! On n’a plus tellement besoin d’envoyer un mec à chameau au milieu du désert voir ce que font les Bédouins. Il y a sûrement des chercheurs qui discutent avec des diplomates. Mais ceux que je connais n’aimeraient pas beaucoup qu’on le dise.»

Hafez el Assad (SIPA)
Un portrait d’Hafez al-Assad, à Damas, vers 2000. (©Abd Rabbo/Sipa)

En attendant, s’il était plus ramenard, ce fan de Cendrars et Corto Maltese aurait de quoi se tailler une assez romanesque djellaba. Dans le Téhéran des mollahs, qui condamnaient alors les trafiquants à des «exécutions publiques» d’une «cruauté spectaculaire», il a comme son personnage de «Boussole» goûté l’opium, cette drogue «plurimillénaire» qui «chasse tout chagrin» et provoque «une saine constipation».

Il y a aussi été «jugé trois ou quatre fois» pour présence illégale sur le territoire et dû exposer, à plusieurs reprises, son sujet de thèse à un officier de renseignement qui n’y comprenait rien mais restait «très courtois, parce que si l’administration iranienne est parmi les plus pénibles de la terre, ses employés sont toujours extraordinairement courtois.»

Quant à la Syrie de Hafez al-Assad, il y a fait son service militaire, deux ans à Soueïda, petite ville du Djebel Druze, où il a connu l’ivresse de devenir arabe:

J’étais un des trois seuls étrangers à des kilomètres à la ronde. La France me prêtait à un centre culturel syrien où l’on apprend de tout : la couture, la dactylographie… Moi, je donnais des cours de français. Ce sont des années de très grand bonheur, même si le régime était vraiment dur. Les étrangers étaient surveillés mais tranquilles. Les Syriens, eux, avaient très peur. Ils devaient faire attention à tout ce qu’ils disaient. Parfois, quelqu’un disparaissait : il était en prison, on ne savait pas où, et sa famille ignorait si elle le reverrait. C’était assez flippant.»

Décapitation : mode d’emploi

Cette connaissance de l’Est aimante «Boussole». Mais c’est bien un roman: la méditation douloureuse et désordonnée d’un musicologue autrichien, une nuit d’insomnie, pendant que les infos rapportent comment «les égorgeurs barbus de l’Etat islamique s’en donnent à coeur joie, tranchent des carotides par-ci, des mains par-là, brûlent des églises et violent des infidèles à loisir.»

Reclus dans son appartement viennois, parmi ses livres, ses partitions et les objets qu’il a rapportés de ses voyages, ce Franz Ritter rumine le passé en pensant à Sarah, belle universitaire baroudeuse qui «lui manque» et qu’il «a manquée», autrefois, en hésitant à l’embrasser à Palmyre – car «parfois un baiser change une vie entière».

Le résultat est un grand foutoir subtilement et savamment orchestré d’émotions, de réflexions sur le couteau de cuisine qu’utilisent en Syrie «des bourreaux à l’accent londonien» (là où toute la tradition arabe de la décapitation préconise «le sabre sur la nuque»), d’histoires incroyables mais vraies où l’on croise en vrac :

L'Origine du monde (SIPA)« L’Origine du monde », de Gustave Courbet (1866), lors d’une expo au Grand Palais,

à Paris, en 2007. (©Giniès/Sipa)

« Un ambitieux modeste »

Ce déballage balzacien pourrait être assommant de cuistrerie, mais non, il suffit de se laisser porter. Le talent d’Enard est celui d’«un ambitieux modeste», comme dit son aîné Olivier Rolin :

Des écrivains intelligents, ça se trouve. Des érudits, déjà moins. Des ambitieux, il n’y en a pas des bottes – je ne parle pas de ceux qui courent après la notoriété, ils pullulent, mais de ceux qui croient après Calvino que “la littérature ne peut vivre que si on lui assigne des objectifs démesurés, voire impossibles à atteindre”. Mathias est tout ça.»

Dans son roman, on entend même Beethoven jouer son dernier concert sur un piano complètement faux. Beethoven qui, comme presque tous ici, Nietzsche en tête, savait que «le génie veut la bâtardise». Beethoven qui «avait compris qu’il faut rapprocher les deux côtés dans la musique, l’Orient et l’Occident, pour repousser la fin du monde qui s’approche». Beethoven, qui possédait une boussole indiquant obstinément l’est.

Enard n’a pas attendu l’apocalypse syrienne pour écrire son roman. Certaines lignes datent de «2005-2007». Il ne sait pas alors où il va. Juste qu’il vient d’abandonner sa thèse presque terminée et «les malles où il trimballait des centaines de photocopies», pour publier son premier roman, « la Perfection du tir», soliloque fiévreux d’un sniper à Beyrouth.

C’est aussi l’époque où la bande d’inculte l’adopte, pour écrire sur «Edward Saïd, pianiste» et «La Maman ou la Putain», mais aussi un «Eloge du rosé», et même démarrer une ironique biographie collective, «Kadhafi est un chic type», qui n’a hélas jamais été publiée.

Son ami Oliver Rohe, co-fondateur du collectif et de leur revue, a grandi au Liban. Il n’a pas oublié leur rencontre, en 2004, lors d’un Salon en Belgique:

Après avoir très vite établi notre intérêt commun pour la région du Moyen-Orient, j’ai été frappé par son arabe absolument parfait, parlé sans le moindre accent (dans le dialecte syro-libanais que je connais). Je sais qu’il a cette même aisance dans l’espagnol, l’anglais, l’allemand, le persan, etc. C’est ce qui est ressorti en premier à mes yeux, sa facilité avec les langues, sa capacité à comprendre (pas uniquement par les livres) des cultures autres que la sienne.

Ensuite, il aime raconter. Et ça se constate tout de suite à l’oral, dans la discussion, il y a chez lui une délectation évidente et contagieuse à raconter des histoires. Sa force, je crois, est d’écrire des choses savantes dans une forme narrative fluide — qui lui vient justement de ce plaisir à raconter.

Une dernière chose à laquelle je suis très sensible, surtout dans le contexte actuel : la conviction chez lui, pour aller vite, que l’Orient est dans l’Occident — idée qu’il montre (plutôt que de la démontrer) dans son dernier livre.»

Pourquoi Daech détruit Palmyre

L’an passé, Enard a voulu retourner en Syrie, dans le Sud. Sa femme, prof d’arabe, a menacé de le quitter. Il a laissé tomber.

Je pense qu’il y a encore des gens que je connais, et que je les retrouverais si j’y allais. Mais ceux dont j’étais vraiment proche sont tous partis au début de la révolution, ou sont morts.»

Comme le héros de « Boussole », il est très touché par ce qui se passe là-bas:

C’est incroyable de penser que ces mecs dynamitent Palmyre. Je crois à la puissance du dieu Baal, le terrifiant, qu’il va annihiler ces barbus sous la forme d’un drone ou d’autre chose. Mais en attendant ces pirates ont de beaux jours devant eux, puisque tout le jeu de Bachar al-Assad consiste à dire: c’est nous ou eux.»

Il a bien quelques éléments d’explication, pas tous sans lien avec l’histoire coloniale de l’archéologie orientaliste :

Ce n’est pas pour rien que Daech détruit des sites anté-islamiques avec une facilité terrifiante. Pour eux, ça n’est pas leur patrimoine. Toutes ces richesses ont été découvertes par des Occidentaux, visitées par des touristes, et leur apparaissent comme une étrange présence étrangère dans leur propre passé.

Par ailleurs, le régime nationaliste baassiste a beaucoup joué avec les symboles. A la télé, on voyait se lever le soleil avec le drapeau syrien sur Palmyre ou l’arc d’Apamée. Daech, c’est aussi une réaction à ça.»

Palmyre (SIPA)
Une image du temple de Baal, à Palmyre, diffusée par « l’Etat Islamique »

fin août 2015. (©Uncredited/AP/SIPA)

Mais pas question pour autant d’oublier que «ses dirigeants sont passés par la case prison en Irak sous les Américains», et que toute cette affaire est aussi, au fond, «une histoire européenne». Le roman le rappelle:

Des victimes européennes, des bourreaux à l’accent londonien. Un islam radical nouveau et violent, né en Europe et aux Etats-Unis, des bombes occidentales, et les seules victimes qui comptent sont en fin de compte des Européens. Pauvres Syriens. Leur destin intéresse bien peu nos médias, en réalité. Le terrifiant nationalisme des cadavres.»

Est-ce si nouveau ? « Boussole » détaille par ailleurs comment le premier «djihad mondial» fut inventé par les Allemands :

C’est assez dingue, oui, dit Enard. Napoléon y avait pensé quand il a envahi l’Egypte, l’Allemagne l’a fait en 1914. Le sultan ottoman était son allié. Comme il était calife, elle lui a demandé d’appeler tous les musulmans des troupes coloniales à se retourner contre les Français, les Britanniques et les Russes.

La fatwa était donc assez spéciale puisqu’elle visait tous les infidèles… à l’exception des Allemands, des Autrichiens et des représentants des pays neutres. Mais, le plus surprenant, c’est qu’un journal appelé “le Djihad” a été imprimé sous la direction d’un grand orientaliste allemand, près de Berlin, en quatre ou cinq langues.»

L’orientalisme n’est pas toujours un humanisme.

Et Balzac dans tout ça ? Lui aussi est un des personnages-clés du livre. Non seulement l’un de ses premiers textes publiés témoigne d’une certaine fascination pour l’opium, mais, beaucoup plus passionné qu’on ne le croit par l’Orient, l’auteur de «la Peau de chagrin» fut surtout «le premier romancier français à inclure un texte arabe dans un de ses romans.» Puisqu’on vous dit qu’Enard lui doit beaucoup. Il est bien le neveu de Balzac.

Grégoire Leménager

Boussole, par Mathias Enard,

Actes Sud, 382 p., 21,80 euros.

Bio express

Né en 1972 à Niort, Mathias Enard a étudié l’arabe et le persan à l’INALCO, vécu une dizaine d’années au Proche-Orient et fait partie du collectif inculte.

Traduit dans 22 pays, il est notamment l’auteur de «Zone» (prix Décembre 2008, prix du Livre Inter 2009), «Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants» (Goncourt des Lycéens 2010) et «Rue des Voleurs» (2012).

« Boussole » lui a valu de remporter le prix Goncourt 2015 ce mardi 3 novembre.

Portrait paru dans « L’Obs » du 17 septembre 2015.

Les 1ères pages de « Boussole »

« Le Fils de Saul » : un film implacable sur les camps d’extermination

La première image est floue, on distingue à peine des arbres, de l’herbe, une silhouette qui marche vers la caméra à pas rapides. C’est elle qui en avançant réalise la mise au point. Mais sitôt que l’image devient nette, le personnage disparaît. Il se nomme Saul (Geza Röhrig), il est hongrois et juif, membre depuis plusieurs semaines d’un Sonderkommando, chargé par les nazis du « traitement » de ceux qui, de l’Europe entière, sont transportés jusqu’à Auschwitz-Birkenau pour y être massacrés.

Saul a survécu en faisant se déshabiller les victimes, en les poussant dans la chambre à gaz, en fouillant leurs vêtements tandis qu’elles agonisent, puis en sortant leurs cadavres, nettoyant le lieu d’exécution, préparant l’arrivée du nouveau convoi.

Photo du film « Le fils de Saul ». (Ad Vitam)

En réalité, Saul est déjà mort, comme tous ses compagnons, qui le savent et, parfois, le disent. La caméra l’accompagne, il garde la tête baissée, il est toujours en mouvement, se tait le plus souvent, tendu tout entier vers sa propre fin, sans autre motivation que de survivre un jour encore, ou une heure seulement.

Jusqu’à ce qu’il décide que ce garçon qui au sortir de la chambre à gaz respirait encore et qu’un Allemand a étouffé de ses mains était son fils. A compter de cet instant, une obsession nouvelle se superpose à celle de la survie : Saul veut que l’enfant soit enseveli, et non brûlé, il veut qu’un rabbin dise le kaddish pour lui.

Morts-vivants

Le film de László Nemes l’accompagne et le suit, il fait sienne son obsession, qui fait écho à l’ambition du cinéaste : rendre compte de la réalité de l’enfer des camps d’extermination telle que l’ont vécue les milliers d’êtres dont la machine nazie avait fait ses auxiliaires contraints et forcés.

La réussite de Nemes, dont l’expérience de cinéaste se limitait pourtant à quelques courts-métrages, réside dans la volonté de ne pas céder d’un pouce face à la vérité historique qu’ont transmise les rares survivants des Sonderkommando.

Elle tient aussi au respect de principes de mise en scène dictés par la situation de ces morts-vivants, tenus de ne rien voir et de ne rien entendre d’autre que ce qui était nécessaire à leur charge, auxquels il était interdit de jamais s’arrêter de marcher ou d’agir : le spectateur se trouve plongé au cœur de l’horreur, sans possibilité aucune de croire à une de ces issues « heureuses » que le cinéma seul s’est parfois autorisé à imaginer. « Le Fils de Saul » est un film implacable.

Pascal Mérigeau

♥♥♥ « Le Fils de Saul« , par László Nemes. Drame hongrois, avec Géza Röhrig, Levente Molnár (1h47).

A propos

FRANCE MEETINGS EST UN PETIT BLOG SANS PRÉTENTION SUR LE BEAU PAYS QU'EST LA FRANCE. C'EST DE L'ACTU, DE LA CULTURE, DE LA POLITIQUE, DE L'ECONOMIE... TOUT SUR LA FRANCE.